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ÉTUDE

SUR

LE < CINNA » DE CORNEILLE

PAR M. ROUX.

...... La clémence est la plus belle marque Qui fasse à l'univers connaltre un vrai monarque. (Cinna, acte IV, scène 4.)

Au commencement de l'année 1639, l'immortelle tragédie d'Horace avait marqué une phase nouvelle du génie de Corneille, de ce génie dont l'activité égalait l'audace. Horace, c'était l'entrée triomphale de Corneille dans l'ancienne Rome. Par ce chef-d'œuvre, Corneille prenait possession de cette antique métropole du monde, de cet éternel séjour de la grandeur et de la majesté.

Appelé à peindre les fortes vertus, les natures supérieures, à dessiner l'héroïsme sous toutes ses faces, une sympathie bien naturelle l'avait rapproché du peuple-roi: il avait senti qu'il pouvait traiter avec lui d'égal à égal, de souverain à souverain. Il le prouvait par la force, l'éloquence, les grands traits de sa première tragédie romaine. Désormais, dans une série d'autres chefs-d'œuvre où l'admiration fera couler des larmes aussi glorieuses que douces, et qui élèveront l'âme sans la troubler, il dessinera, sous ses nombreux aspects, la grandeur de Rome antique, et le peintre, le poète, sera toujours aussi grand que son sujet. Rome retrouve tout à coup, en lui, le plus noble, le plus altier de ses citoyens. Qu'il parle sous la toge républicaine ou sous la pourpre impériale,

ses discours respireront l'esprit et la politique de cette nation dominatrice, qu'il a si affectueusement adoptée; élévation, gravité, raison, pathétique, tout sera, chez lui, en rapport avec les hautes destinées, les vastes entreprises du peuple qu'il met en scène. Rome va revivre en lui, avec une merveilleuse constance de sublimité. Pour elle, Corneille ouvre à Clio le théâtre de Melpomène, et chausse du cothurne cette muse imposante et féconde de l'histoire. Dès lors, la grande image de Rome règne impérieusement dans ces beaux et mâles écrits de Corneille, grand historien doublé d'un grand poète.

Nul poète dramatique, en effet, n'a traité aussi fortement les questions et les événements politiques, en mêlant le tableau des affaires d'État et des intérêts des cours et des peuples, à une action qui dramatise le beau et le grand, et personnifie, dans des types éternellement reconnaissables, la grâce et la force de la vertu, l'héroïsme du sacrifice, toutes les sublimités morales. Grâce à cet intérêt qu'il fonde à la fois sur la politique et sur la morale, sur un noble fait de l'âme humaine et de l'histoire, il donne à ses personnages la grandeur d'un peuple et d'un siècle. Ce ne sont pas seulement des hommes dont les physionomies nous frappent, dont la fortune nous occupe; c'est la nation, c'est l'état social auquel ils appartiennent qui est en cause; ce ne sont pas seulement des citoyens romains qui revivent dans Horace et dans Cinna, c'est la république entière, c'est tout l'empire romain. Le sort de Rome et du monde rehausse l'importance du sujet, et agrandit de toute la majesté de la ville éternelle les passions et les sacrifices des héros. Le triomphe des vertus personnifiées sur la scène est aussi celui de la patrie, et nous admirons doublement ces nobles âmes qui semblent recéler, comme un sanctuaire, les destins sacrés du pays.

La forte dialectique, la langue nette et simple, mâle et hardie du poète, jettent de vives clartés et un puissant attrait sur ses réflexions politiques, en même temps que tout s'incline devant ces hautes vertus, devant ces caractères grandioses qui semblent reculer les bornes de la perfectibilité humaine. Dans ce vers également oratoire et poétique, dans ces phrases altières et sonores, dans ce style nerveux et précis, les passions parlent avec force et avec élan; les grands capitaines, les personnages historiques et politiques, tiennent, comme hommes d'État, un langage nourri de pensées, profond, grave, éloquent sans déclamation, logicien sans sécheresse, et ont, comme pères, comme amants ou comme amis, de ces accents du cœur, de ces cris de nature qui enlèvent et font pleurer.

Oui, Corneille féconde et dramatise l'histoire par l'idéal des passions et des caractères, qu'il crée avec une puissance d'originalité, avec une variété de conceptions qui n'ont pas été égalées. Un simple fait historique, qui semblera fournir tout au plus la matière de quelques lignes d'élégante narration et n'offrir aucune ressource pour la scène, devient pour lui le sujet d'une tragédie, où le génie de l'histoire, le secret des gouvernements et des révolutions, le mystère des destinées d'un peuple, se révèlent dans une action pleine de vigueur et de feu, dans un dialogue vif et passionné, dont le poète crée à la fois les sentiments et les expressions, les idées et la langue. Voilà ce qui avait fait universellement applaudir cette tragédie d'Horace, d'une marche à la fois si ferme, si imposante, si rapide, et, dans des accents inspirés qui semblent agrandir la parole humaine,

Du destin des Latins prononçant les oracles.

Cinna marqua la fin de cette même année 1639, qu'Horace avait ouverte avec tant de gloire et d'éclat.

Dans Horace, Rome s'est montrée à nous bien petite encore, si l'on considère l'étendue de son territoire, mais bien grande déjà par le dévouement de ses citoyens et par l'invincible espoir de la conquête du monde. Elle y anoblit l'humilité de ses origines, par sa vaste ambition, par la conviction de la hauteur de ses destinées, par la certitude de régner un jour sur l'univers. On partage cette naïve et ferme persuasion exprimée dans un langage simple et superbe.

D'Horace à Cinna, Rome s'est élevée, a grandi de siècle en siècle; elle a passé les monts et les mers, elle a reculé jusqu'aux bornes du monde les limites de son empire. Sa fortune a égalé ses espérances. Que dis-je? Elle a commencé à souffrir de l'excès de sa puissance, à porter la peine de ses richesses accumulées et de sa monstrueuse grandeur. Elle a tourné ses mains victorieuses contre ses entrailles, dans des combats sacriléges, dans de formidables rencontres où l'univers était engagé, et dont il était l'enjeu. Sauvée enfin du suicide de la guerre civile, sortie promptement de l'excès des maux par un calme plein de force et de bonheur, elle jouit, sous le gouvernement habile et réparateur d'Auguste, du sentiment de sa puissance illimitée et de sa paisible royauté sur les nations. Dans Cinna éclatent les magnificences d'un empire qui a enfin l'immensité du monde. Dans Cinna, la tragédie s'agrandit de toute la majesté de l'empire romain; elle a tout le prestige, tout le merveilleux de ce nom éternel de Rome. Le spectateur a devant lui la Rome d'Auguste, une gigantesque réalité qui n'était qu'en espérance dans la Rome de Tullus Hostilius. Qu'il soit plus touché, je ne le crois pas; mais son émotion a plus de hauteur et de gravité. Il était digne du génie de Corneille de mettre ainsi en regard l'un de l'autre, et en les caractérisant avec tant de force et de vérité, le début et l'apogée

de Rome. Il comblera, par d'autres chefs-d'œuvre, l'intervalle historique qui sépare Horace de Cinna; il fournira toute cette carrière, dont il a si brillamment marqué les deux extrémités. Il nous rendra Rome tout entière, à toutes ses époques, dans toutes ses fortunes. Ce sera toute la destinée providentielle de Rome, ce seront les grands oracles de l'Énéide, animés de la vie du théâtre par un génie d'une trempe mâle et vigoureuse, et appartenant aux deux grandes familles des poètes et des publicistes.

Chaque héros de Corneille est une vertu faite homme, et dont un chef-d'œuvre consacre le triomphe.

Nous avons assisté, dans Horace, au triomphe de la patrie sur toute autre affection: Cinna, c'est l'héroïsme et le triomphe de la clémence. Nous voyons, dans Cinna, un grand empereur, maitre de lui-même comme du monde; nous voyons Auguste effacer, par un pardon magnanime, les cruautés d'Octave; légitimer, par les bienfaits de son gouvernement et par les prospérités d'un grand règne, une autorité fondée par les proscriptions et par la guerre civile. Les grands intérêts de la politique s'unissent à la véhémence des passions, à la noblesse et à l'originalité des caractères.

Un récit de Tite-Live avait suggéré à Corneille la mâle et fière tragédie d'Horace, ce chef-d'œuvre dont l'ampleur égale la sublimité. Il trouve, dans une page de Sénèque le philosophe, l'idée première de Cinna. Cette page éloquente, il l'a imitée, il l'a effacée, au cinquième acte, dans une scène immortelle que la hauteur des pensées, la sévère beauté de la poésie, la simplicité sublime et la mâle concision du style. ont à jamais gravée dans toutes les mémoires. Mais les autres parties des rôles de Cinna et d'Auguste; mais tous les rôles secondaires; mais l'admirable étrangeté du rôle d'Émilie, si altière et si belle, si haineuse et si tendre; mais tant de situations fortes et attachantes, tant d'inventions

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