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rel de voir la nuit & le jour fe fuccéder l'un à faut, il ne fera pas fi néceffaire de recourir aux

l'autre.

La réputation doit être propofée aux enfans, quoiqu'elle ne porte pas directement à la vertu.

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Pour ce qui regarde la réputation, j'ajouterai encore cette feule remarque, que bien que ce ne foit pas un vrai principe de vertu (car la vertu n'eft autre chofe que la connoiffance que l'homme a de fes devoirs, & le plaifir qu'il fent d'obéir à fon créateur, en fuivant les impreffions de cette lumière que Dieu lui a accordée l'efpérance que fes efforts feront agréés, & obéiffance, récompensée); cependant la réputation; qui, felon cette idée, n'est pas de l'effence de la vertu, eft pourtant ce qui en approche le plus. Comme c'est proprement le témoignage & l'approbation que la raifon des autres hoinmes donne, comme d'un commun confentement, aux actions vertueufes & bien réglées, c'eft un des meilleurs guides & des plus puiffans éguillons dont on puifle fe fervir pour porter les enfans à la vertu, jufqu'à ce qu'ils foient capables de confulter leur propre raifon, & de voir par eux-mêmes ce qui eft jufte & raisonnable.

Comment il faut cenfurer & louer les enfans.

récompenfes & aux punitions ordinaires qu'on fe l'imagine, & qu'on a accoutumé de faire car pour toutes leurs badineries innocentes, leurs jeux & leurs petits amusemens, il faut le leur permettre abfolument & fans aucune restriction, autant qu'ils peuvent s'y abandonner, fans perdre le refpect qu'ils doivent à ceux qui font préfens. Comme ces fautes font plutôt attachées à leur âge qu'à leur perfonne, fi on laiffoit au temps, à l'exemple & aux années le foin de les en corriger, l'on épargneroit aux enfans beaucoup de réprimandes mal expliquées & tout-àfait inutiles: car ou ces réprimandes ne peuvent fonvaincre l'inclination que l'âge inspire aux enfans pour ces petits amusemens; & alors le foin qu'on prend de les en corriger à toute heure, rend la correction trop familière, & par conféquent inutile dans des cas d'une toute autre importance; ou bien, fi elles ont la force de réprimer la ga:eté qui leur eft naturelle à cet âge, elles ne fervent qu'à leur gâter le corps & l'esprit. Que fi le bruit qu'ils font en jouant eft quelquefois incommode, ou peu convenable au lieu ou à la compagnie où ils fe rencontrent (ce qui peut arriver en préfence de leurs parens), un coupd'oeil ou un mot du père ou de la mère, s'ils ont eu foin de faire valoir leur autorité comme il faut, fuffira pour les écarter ou les obliger à fe tenir en repos durant ce temps-là; & pour ce qui eft de l'humeur enjouée que la nature leur a fagement départie, conformément à leur âge & à leur tempérament, bien loin de la gêner ou de la réprimer; il faudroit l'exciter en eux, afin de leur tenir par-là l'efprit en mouvement, & de leur rendre le corps plus fain & plus vigoureux. Je crois même que le grand art de l'éducation confifte à faire aux enfans un fujet de divertiffement & de plaifir de tous leurs devoirs.

Cette confidération peut diriger les parens dans la manière dont ils doivent cenfurer & louer leurs enfans. Lorsqu'ils les cenfurent ( car ils ne pourront guère éviter d'en venir là pour certaines fautes, ils devroient le faire non-feulement avec retenue, en termes graves, & qui ne marquent aucune paffion, mais encore en particulier & feul à feul; au contraire, lorfque les enfans méritent des louanges, leurs parens devroient les louer devant d'autres perfonnes: c'eft redoubler la récompenfe, que de rendre ainfi les louanges publiques. D'un autre côté, la répugnance qu'un père témoignera à publier les fautes de fes enfans, les engagera à mettre à plus haut prix leur propre réputation, & leur apprendra à être d'autant plus foigneux de fe maintenir dans l'eftime d'autrui, qu'ils croiront en jouir actuellement. Mais s'ils comptent ce bien pour perdu après s'être vus déshonorés par la publication de leurs fautes, ce ne fera plus un frein capable de les retenir; & plus ils foupçonneront que leur réputation eft déjà flétrie, moins ils fe mettront en peine de se conferver à d'autres égards dans la bonne opi

nion des hommes.

Il faut permettre aux petits enfans de s'amufer à des jeux innocens.

Au refte, fi l'on conduit des enfans comme il

(Locke.)

Nous travaillons de concert avec la nature, & tandis qu'elle forme l'homme phyfique, nous tâchons de former l'homme moral'; mais nos progrès ne font pas les mêmes. Le corps eft déjà robufte & fort, & que l'ame eft encore languilfante & foible, & quoi que l'art humain puiffe faire, le tempérament précède toujours la raifon. C'eft à retenir l'un & à exciter l'autre que nous avons jufqu'ici donné tous nos foins, afin que l'homme fut toujours un, le plus qu'il étoit poffible. En développant le naturel, nous avons donné le change à la fenfibilité naiffante; nous l'avons réglée en cultivant la raison. Les objets intellectuels modéroient l'impreffion des objets fenfibles. En remontant au principe des chofes, nous l'avons fouftrait à l'empire des fens; il étoit fimple de s'élever de l'étude de la nature à la recherche de fon auteur.

Quand nous en fommes venus là, quelles nouvelles prifes nous nous fommes données fur notre élève! que de nouveaux moyens nous avons de parler à fon coeur ! C'eft alors feulement qu'il trouve fon véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes, & fans y être forcé par les loix, à être jufte entre Dieu & lui, à remplir fon devoir, même aux dépens de la vie, & à porter dans fon coeur la vertu, non-feulement pour l'amour de l'ordre auquel chacun préfère toujours l'amour de foi, mais pour l'amour de l'auteur de fon être, amour qui fe confond avec ce même amour de foi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d'une bonne confcience, & la contemplation de cet être fuprême lui promettent dans l'autre vie, après avoir bien ufé de celle-ci. Sortez de-là, je ne vois plus qu'injuftice, hypocrifie & menfonge parmi les hommes; l'intérêt particulier qui, dans la concurrence, l'emporte néceffairement fur l'emporte néceffairement fur toutes chofes, apprend à chacun d'eux à parer le vice du inafque de la vertu. Que tous les autres hommes faffent mon bien aux dépens du leur, que tout fe rapporte à moi feul, que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine & dans la misère, pour m'épargner un moment de douleur ou de faim; tel eft le langage intérieur de tout incrédule qui raifonne. Oui, je le foutiendrai toute ma vie ; quiconque a dit dans fon cœur, il n'y a point de Dieu, & parle autrement n'eft qu'un menteur ou un in

fenfé.

Lecteur, j'aurai beau faire, je fens bien que vous & moi ne verrons jamais mon Emile fous les mêmes traits; vous vous le figurerez toujours femblable à vos jeunes gens, toujours étourdil, pétulant, volage, errant de fête en fête, d'amufement en amufement, fans jamais pouvoir fe fixer à rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philofophe, un vrai théologien d'un jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux dans l'âge le plus bouillant de la vie. Vous direz ce rêveur pourfuit toujours fa chimère, en nous donnant un élève de fa façon, il ne le forme pas feulement, il le crée, il le tire de fon cerveau, & croyant toujours fuivre la nature, il s'en écarte à chaque inftant. Moi, comparant mon élève aux nôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir de commun. Nourri fi différemment, e'eft prefque un miracle s'il leur reffemble en quelque chofe. Comme il a paffé fon enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeuneffe, il commence à pren tre dans fa jeuneffe, la règle à laquelie on les a foumis enfans; cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur; ils n'y voyent que la longue tyrannie des maîtres, ils croyent ne fortir de l'enfance qu'en fecouant toute efpèce de joug; ils fe dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a

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Voulez-vous favoir lefquels d'eux ou de lui font mieux en cela dans l'ordre de la nature? Confidérez les différences dans ceux qui en font plus ou moins éloignés: obfervez. les jeunes gens chez les villageois, & voyez s'ils font auffi pétulans que les vôtres. Durant l'enfance des fauvages, dit le fieur le Beau, on les voit toujours actifs, & s'occupant à différens jeux qui leur agitent le corps; mais à peine ont-ils atteint l'âge de l'adolefcence, qu'ils deviennent tranquilles, rêveurs : ils ne s'appliquent plus guères qu'à des jeux férieux ou de hafard. Emile ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes payfans & des jeunes fauvages, doit changer, & s'arrêter comme eux en grandiffant. Toute la différence eft qu'au lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour fe nourrir, il a, dans fes travaux & dans fes jeux, appris à penfer. Parvenu donc à ce terme par cette route, il fe trouve tout difpofé pour celle où je l'introduis; les fujets de réflexions que je lui préfente irritent fa curiofité, parce qu'ils font beaux par euxmêmes, qu'ils font tout nouveaux pour lui, & qu'il eft en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne fe refuferoient-ils pas à l'application d'efprit qu'on leur a rendu trifle, aux lourds préceptes dont on n'a ceffé de les accabler, aux méditations fur l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaifirs? Ils n'ont conçu pour tout cela qu'averfion, dégoût; la contrainte les en a rebutés: le moyen déformais qu'ils s'y livrent, quand ils commencent à difpofer d'eux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfans. C'est la même chose pour mon élève; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, & ne lui ds que des chofes nouvelles c'eft précisément parce qu'elles ennuyent les autres qu'il doit les trouver de fon goût.

Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps, en retardant au profit de la raifon le progrès de la nature; mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non, je n'ai fait qu'empêacher l'imagination de l'accélérer ; j'ai balancé par

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Sur les raifons ci-devant expofées, j'eftime que, par les moyens que j'ai données, & d'autres femblables, on peut an moins étendre jufqu'à vingt ans l'ignorance des defirs & la pureté des fens ; cela eft fi vrai, que chez les Geimains, un jeune homme qui perdoit fa virginité avant cet âge, en reftoit diffamé; & les auteurs attribucnt, avec raifon, à la continence de ces peuples durant leur jeune ffe, la vigueur de leur conftitution & la multitude de leurs enfans.

Quoi! faut-il abdiquer men autorité lorsqu'elle m'elt le plus néceffare? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même au moment qu'il fait le moins fe conduire, & qu'il fait les plus grands écarts, Faut-il renoncer à mes droits quand il lui importe le plus que j'en ufe? Vos droits! Qui vous dit d'y renoncer? Ce n'eft qu'à préfent qu'ils commencent pour lui. Jufqu'ici vous n'en obteniez rien que par force ou par rufe; l'autorité, la loi du devoir lui étoient inconnues; il falloit le contraindre ou le tromper pour vous faire obéir. Mais voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez environné fon cœur. On peut même beaucoup prolonger cette époLa raifon, l'amitié, la reconnoiffance, mille af- que, & il y a peu de fiècles que rien n'étoit fections lui parlent, d'un ton qu'il ne peut mé-plus commun dans la France même. Entr'autres connoître. Le vice ne l'a point encore rendu fourd à leur voix. Il n'eft fenfible encore qu'aux paffions de la nature. La première de toutes, qui eft l'amour de foi, le livre à vous; l'habitude vous le livre encore. Si le transport d'un mo ment vous l'arrache, le regret vous le ramène à l'inftant; le fentiment qui l'attache à vous, eft le feul permanent; tous les autres paffent & s'effacent mutuellement. Ne le laiffez point corrompre, il fera toujours docile; il ne commence d'être rebelle que quand il est déjà perverti.

J'avoue bien que, fi heurtant de front fes defirs naiffans, veus alicz fottement taiter de crimes les nouveaux befoins qui fe fort fentir à Jui, vous ne feriez pas long-temps écouté; mais fitôt que vous quitterez ma méthode, je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le min ftre de la nature; vous n'en ferez jamais l'ennemi.

Mais quel parti prendre? On ne s'attend ici qu'à l'alternative de favorifer fes penchans, cu de les combattre; d'être fon tyran, ou fon complaifant & tous deux ont de fi dangereufes conféquences, qu'il n'y a que trop à balancer fur le choix.

exemples connus, le père de Montaigne, homme non moins fcrupuleux & vrai que fort & bien conftitué, juroit s'être marié vierge à trente-trois ans, après avoir fervi long temps, dans les guerres d'Italie; & l'on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur & quel'e gaie é confervoit le père à plus de foixante ans. Certainement l'opinion contraire tient plus à nos mœurs & à nos préjugés, qu'à la connoiffance de l'espèce en général.

Je puis donc la fler à part l'exemple de notre jeuneffe, il ne prouve tien pour qui n'a pas été élevé comme elle. Confidérant que la nature n'a point là-deffus de terme fixe qu'on ne puiffe avancer ou retarder, je crois pouvoir, fans fortir de fa loi, fuppofer Emile refté jufques-là par mes foins dans fa primitive inno ence, & je vois cette heureufe époque prête à finir. Entouré de périls toujours croiffins, il va m'échapper, quoi que je fffe. A la première occafion, ( & cette occafion ne tardera pas à naître, ) il va fuivre l'aveugle inflint des fens; il y a mille à parier contre un cu'' va fe perdre. J'ai trop réBéchi fur les moeurs des hommes, pour ne pas oir l'influence lavincible de e premier moment fur le rette de fa viz. Si ie d fimile & feins de ne rien voir, il fe prévast de ma foiblefle; croyant

me tromper, il me méprife, & je fuis le com- particuliers? Toujours par la tyrannie de ceux qui plice de fa perto. Si j'effaye de le ramener, il le gouvernent. Pourquoi fe cacheroit-il d'eux, n'eft plus temps, il ne m'écoute plus, je lui de- s'il n'étoit forcé de s'en cacher ! Pourquoi s'en viens incorrmode, odieux, infupportable, il ne plaindroit il, s'il n'avoit nul sujet de s'en plaindre? tardera guères à le débarraffer de moi. Je n'ai Naturellement ils font fes premiers confidens ; on donc plus qu'un parti rafonnable à prendre; voit à l'empreffement avec lequel il vient leur dire c'eft de le rendre comptable de fes actions à lui- ce qu'il penfe, qu'il croit ne l'avoir penfé qu'à meme, de le garantir au moins des furprifes de moitié jufqu'à ce qu'il le leur ait dit. Comptez que l'erreur, & de lui montrer à découvert les pé-fi l'enfant ne craint, de votre part, ni fermon ils dont il eft environné. Jufqu'ici je l'arrêtois ni réprimande, il vous dira toujours tout, & par fon ignorance, c'ett maintenant par fes lu- qu'on n'ofera lui rien confier qu'il vous doive inières qu'il faut l'arrêter. taire, quand on fera bien fûr qu'il ne vous taira rien.

Ces nouvelles inftructions font importantes, & il convient de reprendre les chofes de plus haut. Voici l'inftant de lui rendre, pour ainfi dire, mes comptes, de lui montrer l'emploi de fon temps & du mien, de lui déclarer ce qu'il eft & ce que je fuis, ce que j'ai fait, ce qu'il a fait, ce que nous devons l'un à l'autre, toutes fes relations morales, tous les engagemens qu'il a contractés, tous ceux qu'on a contractés avec lui, à quel point il eft parvenu dans le progrès de fes facultés, quel chemin lui refte à faire, les difficultés qu'il y trouvera, les moyens de f.anchir ces difficultés, en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui feu! peut déformais s'aider, enfin le point critique où il fe trouve, les nouveaux périls qui l'environnent, & toutes les folides raifons qui doivent l'engager à veiller attentivement fur lui même avant d'écouter fes defirs naiffans.

Sóngez que pour conduire un adulte, il faut prendre le contre-pied de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant. Ne balancez point à l'inftruire de ces dangereux myftères que vous lui avez cachés fi long-temps avec tant de foin. Puifqu'il faut enfin qu'il les fache, il importe qu'il ne les apprenne, ni d'un autre ni de lui-même, mais de vous feul: puifque le voilà déformais forcé de combattre, il faut, de peur de furprife, qu'il connoiffe fon ennemi.

Jamais les jeunes gens qu'on trouve favans fur ces matières, fans favoir comment ils le font devenus, ne le font devenus impunément. Cette indifcrette inftruction ne pouvant avoir un objet honnête, fouille au moins l'imagination de ceux qui la reçoivent, & les difpofe aux vices de ceux qui la donnent. Ce n'eft pas tout; des domeftiques s'infinuent ainfi dans l'efprit d'un enfant, gagnent fa confiance, lui font envifager fon gouverneur comme un perfonnage trifte & fâcheux; & l'un des fujets favoris de leurs fecrets colloques, eft de médire de lui. Quand l'Elève en eft-là, le maître peut fe retirer; il n'a plus rien de bon à faire.

Mais pourquoi l'enfant fe choifit-il des confidens

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Ce qui me fait le plus compter fur ma méthode, c'eft qu'en fuivant fes effets le plus exactement qu'il m'eft poffible, je ne vois pas une fituation dans la vie de mon Elève qui ne me la fle de lui quelque image agréable. Au moment même ou les fureurs du tempérament l'entraînent, & où révolté contre la main qui l'arrête, il se débat & commence à m'échapper, dans fes agitations dans fes emportemens, je retrouve encore fa première fimplicité; fon coeur auffi pur que fon corps ne connoît pas plus le déguisement que le vice; les reproches ni le mépris ne l'ont point rendu lâche; jamais la vile crainte ne lui appric à fe déguifer il a toute l'indifcrétion de l'innocence; il eft naïf fans fcrupule, il ne fait encore à quoi fert de tromper. Il ne fe paffe pas un mouvement dans fon ame, que fa bouche ou fes yeux ne le difent ; & fouvent les fentimens qu'il éprouve me font connus plutôt qu'à lui.

Tant qu'il continue de m'ouvrir ainfi librement fon ame, & de me dire avec plaifir ce qu'il fent je n'ai rien à craindre; mais s'il devient plus timide, plus réfervé, que j'apperçoive dans les entretiens le premier embarras de la honte; déjà l'inf tinct fe développe, il n'y a plus un moment à perdre; & fi je ne me hâte de l'inftruire, il fera bientôt inftruit malgré moi.

Plus d'un lecteur, même en adoptant mes idées, penfera qu'il ne s'agit ici que d'une converfation prife au hazard, & que tout eft fait. Oh! que ce n'eft pas ainfi que le coeur humain fe gouverne ! Ce qu'on dit ne fignifie rien, fi l'on n'a préparé le moment de le dire. Avant de femer il faut labourer la terre la femence de la vertu leve difficilement, il faut de longs apprêts pour lui faire prendre racine. Une des chofes qui rendent les prédications le pius inutiles, eft qu'on les fait indifféremment à tout le monde fans difcernement & fans choix. Comment peut-on penfer que le mêine fermon convienne à tant d'auditeurs fi diverfement difpofés, fi différens d'efprits, d'humeurs, d'âges, de fexes, d'états & d'opinions? Il n'y en a peut-être pas deux auxquels ce qu'on dit à tous puiffe être convenable; & toutes nos affec

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tions ont fi peu de constance, qu'il n'y a peut-être pas deux momens dans la vie de chaque homme où le même difcours fit fur lui la même impreffion. Jugez fi, quand les fens er flammés aliénent l'entendement & tyrannifent la volonté, c'eft le temps d'écouter les graves leçons de la fagelle. Ne parlez donc jamais raifon aux jeunes gens, même en âge de raifon, que vous ne les ayez premièrement mis en état de l'entendre. La plupart des difcours perdus le font bien plus par la faute des maîtres que par celle des difciples. Le pédant & l'inftituteur difent à peu près les mêmes chofes; mais le premier les dit à tout propos ; le fecond ne les dit que quand il eft fûr de leur effet.

Comme un fomnambule, errant durant fon fommeil, marche en dormant fur les bords d'un précipice, dans lequel il tomberoit s'il étoit éveille tout à coup; ainfi mon Emile, dans le fommeil de l'ignorance, échappe à des périls qu'il n'apperçoit point: fi je l'éveille en furfaut il eft perdu. Tâchons premièrement de l'éloigner du précipice, & puis nous l'éveillerons pour le lui montrer de plus loin.

La lecture, la folitude, l'oifiveté, la vie molle & fédentaire, le commerce des femmes & des jeunes gens; voilà les fentiers dangereux à frayer à fon âge, & qui le tiennent fans ceffe à côté du péril. C'est par d'autres objets fenfibles que je donne le change à fes fens; c'est en traçant un autre cours aux efprits, que je les détourne de celui qu'ils commençoient à prendre; c'eft en exerçant fon corps à des travaux pénibles, que j'arrête l'activité de l'imagination qui l'entraîne, Quand les bras travaillent beaucoup, l'imagination fe repofe; quand le corps elt bien las, le cœur ne s'échauffe point, La précaution la plus prompte & la plus facile, eft de l'arracher au danger local. Je l'emmene d'abord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. Mais ce n'eft pas affez; dans quel défert, dans quel fauvage afyle échappera t-il aux images qui le pourfuivent? Ce n'eft rien d'éloigner les objets dangereux, fi je n'en éloigne auffi le fouvenir, fi je ne le diftrais de lui-même; autant valoit le laiffer où il étoit.

Emile fait un métier, mais ce métier n'eft pis ici notre reffource; il aime & entend l'agriculture, mais l'agriculture ne nous fuffit pas; les occupations qu'il connoît deviennent une routine; en s'y livrant, il eft comme ne faifant rien; il penfe à toute autre chofe, la tête & les bras agiffent féparément. Il lui faut une occupation nouvelle qui l'intéreffe par fa nouveauté, qui le tenne en haleine, qui lui plaife, qui l'applique, qui l'exerce; une occupation dont il fe paffionne. & à laquelle, il foit tout entier. Or, la feule qui me paroît réunir toutes ces conditions eft la chaffe.

Si la chaffe eft jamais un plaifir innocent, fi jamais elle eft convenable à l'homme, c'eft à préfent qu'il y faut avoir recours. Emile a tout ce qu'il faut pour y réunir; il eft robuste, adroit, patient, infati gable. Infailliblement il prendra du goût pour cet exercice; il y metira toute l'ardeur de fon âge; il y perdra, du moins pour un temps, les dangereux penchans qui naiffent de la molefle. La chaffe endurcit le coeur auffi bien que le corps; elle accoutume au fang, à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l'amour, & l'allégorie eft très-jufte : les langueurs de l'amour re naiffent que dans un ' doux repos; un violent exercice étouffe les fentimens tendres. Dans les bois, dans les lieux champêtres, l'amant, le chaffeur font fi diverfement affectés, que fur les mêmes objets ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les boccages, les doux afyles du premier, ne font pour l'autre que des viandis, des forts, des remises: où l'on n'entend que roffignols, que ramages, l'autre fe figure les cors, & les cris des chiens; l'un n'imagine que Dryades & Nymphes, l'autre que piqueurs, meutes & chevaux. Promenezvous en campagne avec ces deux fortes d'hommes; à la différence de leur langage, vous connoîtrez bientôt que la terre n'a pas pour eux un afpect femblable, & que le tour de leurs idées eft auffi divers que le choix de leurs plaifirs.

Je comprends comment ces goûts fe réun ffent, & comment on trouve enfin du temps pour tout. Mais les paffions de la jeuneffe ne le partagent pas ainfi: donnez lui une feule occupation qu'elle aime, & tout le refte fera bientôt oublié. La variété des defirs vient de celle des connoiffances, & les premiers plaifirs qu'on connoît font long-temps les feuls qu'on recherche. Je ne veux pas que toute la jeuneffe d'Émile fe paffe à ruer des bêtes, & je ne prétends pas même juftifier en tout cette féroce paffion; il me fuffit qu'el'e ferve affez à fufpendre ure paffion plus dangereufe pour me faire écouter de fang-froid parlant d'elle, & me donner le temps de la peindre fans l'exciter.

Il eft des époques dans la vie humaine, qui font faites pour n'être jamais oubliées. Teile eft, pour Emile, celle de l'intruction dont je parle ; elle doit influer fur le refte de fes jours. Tachons donc de la graver dans fa mémoire, enforte qu'elle ne s'en efface point. Une des erreurs de notre áge, eft d'employer la raifon trop nue, comme fi les hommes n'étoient qu'efprit. En négligeant la langue des fignes qui parlent à l'imagination, l'on a perdu le plus énergique des langages. L'impreffion de la parole eft toujours foible, & l'on parle au coeur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonnement, nous avons réduit en mots nos préceptes, nous n'avons rien mis dans les actions. La feule raison n'eft point active; elle retient quelquefois, rare

ment

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