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déré de nos facultés corporelles. Tout ce qui fa tisfait nos befoins fans aller au-delà, donne le fentiment de plaifir. La vue d'une lumière douce, des couleurs gaies fans être éblouiffantes, des objets à notre portée, des fons nets, éclatans, qui n'étourdiffent pas, des odeurs qui n'ont ni fadeur ni trop de force, des goûts qui ont une pointe fans être trop aiguë, une chaleur tempérée, l'attouchement d'un corps uni; tout cela plaît parce que cela exerce nos facultés fans les fatiguer Le contraire ou l'excès produit un effet tout oppofé. 2. Les plaifirs de l'efprit ou de l'imagination forment la feconde fource de nos paffions: tels font ceux que procure la vue ou la perception de la beauté prife dans un fens général, tant pour les beautés de la nature & de l'art, que pour celles qui ne font faifies que par les yeux de l'entendement, c'est-à-dire, celles qui fe trouvent dans les vérités univerfelles, celles qui découlent des loix générales, des caufes fecondes. Ceux qui ont recherché le principe général de la beauté, ont remarqué que les objets propres à faire naître chez nous un fentiment de plaifir, font ceux qui réuniffent la variété avec l'ordre ou l'uniformité. La variété nous occupe par la multitude d'objets qu'elle nous préfente; l'uniformité en rend la perception facile, en nous mettant à portée de les faifir raffemblés fous un même point de vue. On peut donc dire que les plaifirs de l'efprit, comme ceux des fens, ont une même origine, un exercice

modéré de nos facultés.

Recourez à l'expérience; voyez dans la Mufique, les confonnances tirer leur agrément de ce qu'elles font fimples & variées; variées, elles attirent notre attention; fimples, elles ne nous fatiguent pas trop. Dans l'Architecture, les belles proportions font celles qui gardent un jufte milieu entre une uniformité ennuyeufe & une variété outrée qui fait le goût gothique. La Sculpture n'at-elle pas trouvé dans les proportions du corps humain cette harmonie, cet accord dans les rapports, & cette variété des différentes parties qui conftituent la beauté d'une ftatue? La peinture eft affujettie aux même regles.

Pour remonter de l'art à la nature, la beauté d'un vifage n'emprunte-t-elle pas fes charmes des couleurs douces variées, de la régularité des traits, de l'air qui exprime différens fentimens de l'ame? Les graces du corps ne confiftent-elles pas dans un jufte rapport des mouvemens à la fin qu'on s'y propofe? La nature elle-même embellie de fes couleurs douces & variées, de cette quantité d'objets proportionnés, & qui tous fe rapportent à un tout, que nous offre-t-elle ? une unité combinée fagement avec la variété la plus agréable. L'ordre &la proportion ont tellement droit de nous plaire, que nous l'exigeons jufque dans les productions fi variées de l'enthoufiafme, dans ces peintures que

font la Poéfie & l'Eloquence des mouvemens tu multueux de l'ame. A plus forte raifon l'ordre doit il regner dans les ouvrages faits pour inftruire. Qu'est-ce qui nous les fait trouver beaux? fi ce n'eft l'unité de deffein, l'accord parfait des diverfes parties entr'elles & avec le tout, la peinture ou l'imitation exacte des objets, des mouvemens, des fentimens, des paffions, la convenance des moyens avec leur fin, un jufte rapport des façons de penfer & de s'exprimer avec le but qu'on fe propofe.

C'eft ainfi que l'entendement trouve fes plaifirs dans la même fource de l'efprit & de l'imagination; il se plait à méditer des vérités univerfelles qui comprennent fous des expreffions claires une multitude de vérités particulières, & dont les conféquences fe multiplient prefqu'à l'infini. C'eft ce qui fait pour certains efprits les charmes de la Métaphyfique, de la Géométrie & des fciences abftraites, qui fans cela n'auroient rien que de rebutant. C'eft cette forte de beauté qui fait naître mille plaifirs de la découverte des loix générales que toute la nature obferve avec une fidélité inviolable, de la contemplation des caufes fecondes qui fe diverfifient à l'infini dans leurs effers, & qui toutes font foumifes à une unique & première cause.

L'on peut étendre ce principe de nos plaifirs, & fa privation, fource de nos peines, fur tous les objets qui font du reffort de l'efprit. On le trouvera par-tout; & s'il eft quelques exceptions, elles ne font dans le fond qu'apparentes, & peuvent venir ou de préventions arbitraires, fur lesquelles même il ne feroit pas difficile de faire voir que le principe n'eit point altéré, ou de ce que notre vue eft trop bornée fur des objets fins & délicats.

3°. Un troifième ordre de plaifirs & de peines font ceux qui en affectant le coeur, font naître en nous tant d'inclinations ou de passions fi différentes. La fource en eft dans le fentiment de notre perfection ou de notre imperfection, de nos vertus ou de nos vices. De toutes les beautés, il en eft peu qui touche plus que celle de la vertu qui conftitue notre perfection; & de toutes les laideurs, il n'en eft point à laquelle nous foyers ou nous dévions être plus fenfibles qu'à celle du vice. L'amour de nous-mêmes, cette paffion fi naturelle, fi univerfelle, & qui eft, on peut le dire, la bafe de toutes nos affections, nous fait chercher fans ceffe en nous & hors de nous, des preuves de ce que nous fommes à l'égard de la perfection; mais où les trouver? Seroit-ce dans l'ufage de nos facultés convenable à notre nature? ou dans un ufage conforme à l'intention du Créateur? ou au but que nous nous propofons, qui eft la félicité? Réuniffons ces trois différentes façons d'envifager la félicité, & nous y trouverons la règle que nous prefcrit ce troisième principe de nos plaifirs & de nos peines. C'eft que notre perfection & la félicité con

fiftent à pofféder & à faire ufage des facultés propres à nous procurer un folide bonheur, conforme, aux intentions de notre auteur, manifeftées dans la nature qu'il nous a donnée.

Dès-lors nous ne pouvons appercevoir en nousmêmes ces facultés, & fentir que nous en faifons un ufage convenable à notre nature, à leur deftination & à notre but, fans éprouver une joie fecrette & une fatisfaction intérieure, qui eft le plus agréable de tous les fer.timens. Celui-là au contraire qui regardant en lui même n'y voit qu'imperfection & qu'un abus continuel des talens dont Dieu l'a doué, a beau s'applaudir tout haut d'être parvenu par les défordres au comble de la fortune, fon ame eft en fecret déchirée par de cuifans remords qui lui mettent fans ceffe devant les yeux fa honte, & qui lui rendent fon existence haiffable. En vain pour étouffer ce fentiment douloureux, ou pour en détourner fon attention, il fe livre aux plaifirs des fens, il s'occupe, il fe diftrait, il cherche à fe fuir lui-même ; il ne peut fe dérober à ce juge! terrible qu'il porte en lui & par-tout avec lui.

C'est donc encore un ufage modére de nos facultés, foit du cœur, foit de l'efprit, qui en fait la perfection; & cet ufage fait naître chez nous des fentimens agréables, d'où fe produifent des inclinations & des paffions convenables à notre

nature.

4. J'ai dit que l'amour de nous-mêmes nous faifoit chercher dans le bonheur des preuves de notre perfection: cela même nous fait découvrir, une quatrième fource de plaifirs & de peines dans le bonheur & le malheur d'autrui. Seroit-ce que la perception que nous en avons quand nous en fommes les témoins, ou que nous y penfons fortement, fait une image affez femblable à son ob jet pour nous toucher à-peu-près comme fi nous éprouvions actuellement le fentiment même qu'elle représente ? Ou, y a-t-il quelque opération fecrette de la nature qui nous ayant tous formés d'un même fang, nous a voulu lier les uns aux autres en nous rendant fenfibles aux biens & aux maux de nos femblables? Quoi qu'il en foit, la chofe eft certaine ; ce fentiment peut être fufpendu par l'amour-propre, ou par des intérêts particuliers, mais il fe manifefte infailliblement dans toutes les occafions où rien ne l'empêche de fe développer: il fe trouve chez tous les hommes à la vérité en différens degrés. La dureté même part quelquefois d'un principe d'humanité; on elt dur pour le méchant ou pour ceux qu'on regarde comme tels dans le monde, dans la vue de les rendre bons, ou pour les mettre hors d'état de nuire aux autres. Cette fenfibilité n'eft pas égale pour tous les hommes; ceux qui ont gagné notre amitié & notre eftime par de bons offices, par des qualités eftimables, par des fentimens réciproques; ceux qui nous font attachés par les liens

du fang, de l'habitude, d'une commune patrie, d'un même parti, d'une même profeffion, d'une même religion, tous ceux-là ont différens droits fur notre fentiment. Il s'étend jufqu'aux caractères de roman ou de tragédie; nous prenons part au bien & au mal qui leur arrive, plus encore fi nous fommes convaincus que ces caractères font vrais. De-là les charmes de l'Hiftoire, qui en nous mettant fous les yeux des tableaux de l'humanité, nous touche & nous émeut à ce point précis de vivacité qui fait naître les fentimens agréables. De-là en un mot toutes les inclinations & les paffions qui nous affectent fi aifément par une fuite de notre fenfibilité pour le genre humain.

Telles font les fources de nos fentimens variés fuivant les différentes fortes d'objets qui nous plaifent par eux-mêmes & que l'on peut appeller les biens agréables; mais il en eft d'autres qui nous portent vers les biens utiles, c'eft-à-dire vers des objets qui, fans produire immédiatement en nous ces biens agréables, fervent à nous en procurer ou à nous en affurer la jouiffance. On peut les réduire fous trois chefs: le defir de la gloire, le pouvoir, les richeffes. Nous avons vu déjà que tout ce qui femble nous prouver que nous avons quelque perfection > ne peut manquer de nous plaire: de-là le cas que nous faifons de l'approbation, de l'amour, de l'eftime, des éloges des autres: de-là les fentimens d'honneur ou de confusion : de-là l'idée que nous nous formons du pouvoir, du crédit qui flattent la vanité de l'ambitieux, & qui, ainfi que les richeffes, ne font envifagés par l'homme fage que comme un moyen de parvenir à quelque chofe de mieux.

Mais il n'arrive que trop fouvent que l'on defire ces biens utiles pour eux-mêmes, en confondant ainfi le moyen avec la fin. L'on veut à tout prix fe faire une réputation bonne ou mauvaise; l'on ne voit dans les honneurs rien au-delà des honneurs même ; l'on defire les richeffes pour les pofféder & non pour en jouir. Se livrer ainfi à des paffions auffi inutiles qu'elles font dangereufes, c'eft fe rendre femblable à ces malheureux qui paffent leur trifte vie à fouiller les entrailles de la terre pour en tirer des richeffes dont la jouiffance eft refervée à d'autres. Il faut en convenir, cet abus des biens utiles vient fouvent de l'éducation, de la coutume, des habitudes, des fociétés qu'on fréquente qui font dans l'ame d'étranges affociations d'idées, naiffent des plaifirs & des peines, des goûts & des averfions, des inclinations, des raffions pour des objets par eux-mêmes très-indifférens. A l'imitation de ceux avec qui nous vivons, nous attachons notre bonheur à l'idée de la poffeffion d'un bien frivole qui nous enlève par-là toute notre tranquillité; nous le chériffons avec une paffion qui étonne ceux qui ne font pas attention que la sphère de nos penfées & de nos defirs ett bornée-là. Anc. Enc.

A 2

d'où

I eft évident que la convenance de chaque paffion excitée par des objets qui nous affectent particulièrement, doit confifter dans un certain degré de médiocrité, pour que le fpectateur puiffe s'y joindre. Si la paffion eit trop forte ou trop foible, il ne peut y entrer. Il eft aifé, par exemple, que le chagrin & le reffentiment foient pouffés trop loin, & ils le font réellement chez la plupart des hommes. Ils peuvent auffi ne l'être pas affez, quoique le défaut foit ici bien plus rare que l'excès. Nous qualifions l'excès, de foibleffe ou de fureur; & nous appellons le défaut ftupidité, infenfibilité ou lâcheté. Il ne nous eft pas poffible d'entrer dans l'un ni dans l'autre ; mais nous fommes étonnés & confondus

de les voir.

Cependant la médiocrité où réfide le point del la convenance, varie felon les différentes paffions. Placée haut dans quelques-unes elle ne l'eft pas dans d'autres. Il y en a qu'il eft indécent d'exprimer fortement, quoiqu'il foit reconnu que nous ne pouvons nous empêcher de les fentir très vivement; & il y en a d'autres dont les plus fortes expreffions plaifent fouvent extrêmement quoique peut-être elles ne s'élèvent pas en nous fi néceffairement. Les premières font celles avec lefquelles il n'y a pour certaines raifons, que peu ou point de fympathie : les autres font celles avec lesquelles, pour d'autres raifons, il y en a le plus : & fi nous confidérons les diverfes paffions de notre nature, nous trouverons qu'on les regarde comme bien ou mal-faifantes, juftement dans la proportion que les hommes font plus ou moins difpofés à fympathifer avec elles.

Des paffions qui tirent leur origine du corps.

facilement le chagrin, la terreur & la confterna tion qui les défolent. Nous fentons nous-mêmes quelque degré de ces paffions, & de-là notre fympathie avec elle. Mais comme la lecture de la defcription ne nous affame point, nous ne pouvons dire, même alors, que nous fympathifons proprement avec la faim..

Il en eft de même de la paffion qui unit les deux fexes. Quoiqu'elle foit naturellement la plus furieufe de toutes, la rendre par des expreflions fortes c'est toujours une indécence, même parmi les perfonnes que toutes les loix divines & humaines autor:fent à s'y livrer complettement. Il femble néanmoins qu'il y ait quelque degré de fympathie avec cette paffion même. Il ne convient pas de parler à une femme comme on parleroit à un homme. On eftime plus d'agrément, plus d'attention; & une indifque leur compagnie doit infpirer plus de gaieté férence totale pour le beau fexe rend un homme en quelque forte méprifable aux yeux même des autres hommes.

Telle eft notre averfion pour tous les appétits qui viennent du corps. Toutes les expreffions fortes en font défagréables & rebutantes. Selon quelques anciens philofophes, ce font ces paffions qui nous font communes avec les bêtes, & qui n'ayant point de liaison avec les qualités dif tinctives de la nature humaine, dérogent par cette raifon à fa dignité. Mais il y a plufieurs autres paffions, telles que le reffentiment, l'affection naturelle & la reconnoiffance même que nous partageons avec les animaux, & que cette confidération ne nous fait pas ranger parmi les appétits brutaux. La vraie caufe du dégoût que nous infpirent les appétits corporels, c'eft que nous ne pouvons y entrer. Dès qu'ils font fatisI eft indécent d'exprimer la force des paf- faits, l'objet qui les excitoit en nous ceffe de fions qui naiffent d'une certaine fituation ou dif- nous plaire, fa préfence nous eft à charge, nous pofition du corps, parce qu'on ne peut s'atten-lui cherchons en vain les charmes qui nous tranf dre que les autres qui ne font pas dans la même difpofition, fympathifent avee elles. Une violente faim, par exemple, quoique non feulement naturelle, mais inévitable dans plufieurs occafions, eft toujours indécente; & manger glou-même les objets de nos défirs les plus ardens & tonnement eft regardé par-tout comme un man- les plus paffionnés fi nous n'y tenions par d'autres que de favoir vivre. Il y a cependant quelque liens que ceux du corps. degré de fympathie avec la faim même. Il eft agréable de voir fes convives manger avec appétit, & toutes les marques du dégoût font of fenfantes. L'état habituel du corps dans un homme qui fe porte bien, fait que fon eftomac s'accorde, pour ainfi dire, avec l'un & ne s'accorde pas avec l'aute. Nous pouvons fympathifer avec la détreffe qu'occafionne une faim démesurée quand nous lifons la defcription dans le journal d'un fiége ou d'un voyage de long cours. Nous nous mettons nous-mêmes dans la pofition de 'ceux qui l'endurent, & par-là nous concevons

portoient le moment d'auparavant, & notre propre paffion nous devient aufi étrangère qu'elle l'étoit aux autres. Lorfque nous avons diné nous faifons ôter le couvert ; & nous traiterions de

C'eft dans l'empire fur ces appétits que confifte la vertu proprement appellée tempérance. Les refferrer dans les bornes que preferit la confidération de fa fanté ou de fa fortune, c'eit les limites que leur affignent la decence une partie de la prudence; mais les contenir dans la convenance, la délicateffe & la modeftie, c'est l'office de la tempérance.

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Nous trouvons, par la même raifon,, quelque chofe d'efféminé & de malléant à jeter les hauts 'cris pour une douleur du corps quelque infup

portable qu'elle foit. Ce n'eft pas qu'il n'y ait une bonne dofe de fympathie avec la douleur même du corps. Si, comme je l'ai déjà remarqué, je vois un coup porté & prêt à tomber fur le bras ou fur la jambe d'un autre je retire mon bras ou ma jambe ; & quand le coup frappe, je le fens en quelque manière, j'en fuis bletlé avec celui qui le reçoit mais ma bleifure étant exceffivement légère, s'il pouffe un cri violent, comme je ne puis le fuivre dans fa paffion, je ne manque jamais de le méprifer, & tel eft le fort de toutes les paffions qui tirent leur origine du corps ou elles n'excitent point du tout de fympathie, ou fi elles en excitent, c'eft dans un degré qui n'a nulle proportion avec la violence de ce que fent la perfonne qui fouffre.

Il en est tout autrement des paffions qui ont leur fource dans l'imagination. Le tiffu de mon corps ne peut être que fort peu dérangé par les altérations qui fe font dans celui d'un autre ; mais mon imagination fe prête davantage, elle prend plus aifément la forme, pour ainsi dire, & la configuration de l'imagination de ceux avec lefquels je vis familièrement. C'eft pourquoi les traverfes que rencontrent l'amour & l'ambition font naître plus de fympathie que le plus grand mal corporel. Ces paffions viennent entièrement de l'imagination. Celui qui a perdu tout fon bien ne fent aucun mal dans le corps, s'il eft d'aileurs en bonne fanté; il fouffre de l'imagination feule qui lui repréfente la perte de fa dignité, l'abandon de la part de fes amis, la dépendance, le befoin, la mifère prêts à fondre fur lui; & nous fympathifons beaucoup plus fortement avec lui parce que nos imaginations fe moulent bien plus facilement fur la fienne que nos corps ne pourroient fe mouler fur le fien.

La perte d'une jambe peut paffer généralement pour un malheur beaucoup plus réel que celle d'une maîtreffe. Ce feroit néanmoins une ridicule tragédie que celle dont la catastrophe rouleroit fur le premier accident, au lieu qu'on en a compofé de fort belles fur le fecond, quelque frivole & léger qu'il puiffe paroître.

Rien n'est fi vîte oublié que la douleur. Du moment qu'elle ceffe, toute fon angoiffe difparoit, fon idée ne peut plus nous caufer aucun trouble & nous ne pouvons entrer nous-mêmes dans l'inquiétude & la perplexité où nous étions. Un mot qu'un ami lâchera par inadvertance va nous caufer une peine de plus longue durée. Ce mot paffe & le chagrin refte. Ce qui nous trouble d'abord n'eft pas l'objet des fens, mais l'idée de l'imagination. Comme c'eft par conféquent une idée qui nous indifpofe jufqu'à ce que le temps ou d'autres accidens l'aient effacée de notre mémoire, toutes les fois qu'elle v revient notre imagination touche, envenime la plaie.

La douleur n'excite jamais une fympathie bien vive à moins qu'elle ne foit accompagnée de danger. Nous fympathifons avec la peur, finon avec la douleur de celui qui fouffre. Or la peur eft entièrement l'ouvrage de l'imagination qui augmente notre mal en nous repréfentant avec les agita tions de l'incertitude, non ce que nous fentons réellement, mais ce que nous pouvons endurer dans la fuite. La goutte, ou le mal de dents, quoique très douloureux, excitent peu de fympathie; des maladies plus dangereufes en excitent beaucoup, lors même que le malade ne fouffre guère.

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Il y a des gens qui s'évanouiffent & tombent malades à la vue d'une opération de chirurgie & chez qui la douleur physique occafionnée par le déchirement des chairs, femble exciter une extrême fympathie. Nous concevons plus vivement & plus diftinctement la douleur qui vient d'une caufe externe que celle qui vient d'un dérangement intérieur. A peine puis-je me former une idée des fouffrances de mon voifin, lorfqu'il eft attaqué de la goute ou de la pierre; mais je conçois très clairement ce qu'il doit fouffrir d'une incifion, d'une bleffure, d'une fracture. Avec tout cela ces objets ne produifent de fi violens effets fur nous que par leur nouveauté. Celui qui a vu une douzame de diflections & autant d'amputations, voit enfuite avec une grande, ou même avec une parfaite indifférence, toutes les opérations de cette nature; mais quoique nous dies il eft rare que nous ne confervions pas quel ayons lu ou vu jouer plus de cinq cent tragé que fenfibilité pour les objets qu'elles repréfen

tent.

Dans quelques tragédies Grecques on a tâché d'émouvoir la compaffion par la repréfentation d'une douleur corporelle. Philoctète pouffe des cris & s évanouit, tant celle qu'il endure eft extrême. Hercule & Hyppolite expirent dans les tourmens les plus cruels & auxquels toute la force d'Hercule même ne peut réfilter. Ce n'eft cependant pas la douleur, mais quelqu'autre chofe qui nous intéreffe en pareil cas. Ce n'eft point la bleffure de Philoctète, mais la folitude où il eft qui. nous affecte, & qui répand fur cette charmante tragédie un certain fauvage romanefque fi agréable à l'imagination. Les fouffrances horribles d'Hercule & d'Hyppolite ne nous inté reffent que parce que nous prévoyons que la mort en fera la fuite. S'ils devoient en réchapper, elles nous paroîtroient fouverainement ridicules. Quelle Tragédie feroit-ce que celle où la plus grande crife des héros feroit des tranchées de colique ? Il n'y a pourtant pas de douleurs plus aigues. Ces tentatives, pour exciter la pitié par le fpectacle d'une douleur du corps peuvent être mises au rang des plus grandes violations du decorum, dont le théâtre grec ait donné l'exemple.

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Le peu de fympathie que nous fentons pour les, maux corporels eft le fondement de la convenance qu'il y a dans la conftance & la patience à les fouffrir. L'homme qui dans les plus rigoureux tourmens ne laiffe échapper aucune foibleife qui ne fe plaint point, qui ne donne cours à aucune paffion dans laquelle nous ne puiffions entrer pleinement, fe rend fouverainement maître de notre admiration. Sa fermeté le met en état de tenir l'accord avec notre indifférence & notre infenfibilité; nous nous uniffons complettement au généreux effort qu'il fait dans cette vue; nous approuvons fa conduite, & l'expérience que nous avons de la foibleffe ordinaire de notre nature, fait que nous fommes étonnés qu'il agiffe d'une manière à mériter notre approbation. Delà notre admiration pour lui. Car j'ai déja obfervé que ce fentiment n'eft autre chofe que l'approbation relevée par le mélange de l'étonnement & de la furprise.

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&

Parmi les passions même qui tirent leur origine de l'imagination,celles qui viennent d'un tour ou d'une habitude particulière qu'elle a prife, font celles avec lesquelles nous fympathifons le moins, quoique nous les reconnoiffions d'ailleurs pour trèsnaturelles. L'imagination des autres n'ayant pas pris le même pli ne fauroit s'y accommoder : & quelque inévitables que foient ces passions dans certains périodes de la vie, elle nous paroiffent en quelque forte toujours ridicules. C'est ce qui arrive par rapprot à la forte inclination qui fe forme naturellement entre deux perfonnes de différent fexe qui ont fixé long-temps leurs penfées l'une fur l'autre. Notre imagination n'ayant pas fait la même route que celle de l'amant nous ne pouvons entrer dans l'ardeur de fes tranfports. S notre am reçoit un outrage, nous fympathifons auffi- tôit avec fon reffentiment celui qui le met en colère nous y met auffi. Qu'il ait reçu quelque bienfait, nous partageons également fa reconnoiffance, & nous fommes vraiment touchés du mérite de fon bienfaiteur. Mais s'il eft amoureux, fa paffion a beau nous paroître auffi jufte & auffi raifonnable qu'aucune autre de la même espèce; nous ne croyons jamais être obligés d'en concevoir une pareille, ni d'aimer la perfonne qu'il aime. L'amour paroît à tout le monde, excepté à celui qui le fent, une paffion tout-à-fait disproportionnée à la valeur de l'objet, & quoiqu'on le pardonne à un certain âge, parce qu'il eft dans la nature, on s'en moque toujours par la raifon qu'on ne peut y entrer. Toutes les expreffions férieufes & emphatiques dont il fe fert font ridicules pour un tiers; & fi l'amant n'eft il ne l'eft pas bonne compagnie pour fa maîtreffe, il pour perfonne. Il s'en apperçoit lui-même, &

tant qu'il eft dans fon bon fens, il s'efforce de rire & de plaifanter de fa propre paffion. C'eft le feul ftyle dans lequel nous nous foucions d'en entendre parler, parce que c'eft le feui dans lequel nous fommes d'humeur à en parler nous-mêmes. Autant nous plaît la gaité d'Ovide & la galanterie d'Horace, autant nous ennuie l'amour grave, pédantefque & fententieux de Properce & de Cowley qui ne finiffent point d'exagérer la violence de leur passion.

Mais quoique nous ne fympathifions pas proprement avec l'amour, & que nous foyons bien éloi gnés d'en prendre, même en idée, pour la perfonne dont un autre eft épris; cependant comme nous avons conçu ou que nous pouvons être difpofés à concevoir des paffions de la même espèce, nous entrons facilement dans les hautes espérances du bonheur qu'on fe promet de la jouiffance de l'objet, ainfi que dans la peine extrême qu'on appréhende de fa perte. Il ne nous intéreffe pas comme paffion, mais comme fituation donnant lieu à d'autres paffions qui nous remuent, telles que l'efpérance, la crainte & toutes fortes de chagrins. C'eft ainfi que dans la defcription d'un touche, mais l'extrémité cruelle où elle réduit voyage fur mer ce n'eft point la faim qui nous les voyageurs. Si nous n'entrons pas proprement dans la tendreffe de l'amant, nous fommes prêts à le fuivre dans les idées romanefques de bonheur qu'il y attache. Quand les refforts de l'ame font relâchés par l'indolence, & qu'elle eft fatiguée par la violence du defir, nous fentons combien il lui eft naturel de foupirer dans cet état après le calme & le repos, de le chercher dans le contentement de cette paffion qui l'agite, & de fe former à elle-même l'idée de cette vie paftorale, tranquille & retirée, que l'élégant, le tendre & paffionné Tibulle prend tant de plaifir à décrire; d'une vie telle que les poëtes nous la depeignent dans les Ifles fortunées ; d'une vie entièrement confacrée aux douceurs de l'amitié, de la liberté & du repos; d'une vie exempte de foins & d'inquiétudes & de toutes les paffions turbulentes qui les fuivent. Ces fcènes agréables & charmantes nous plaifent même davantage, fi on les tient dans le lointain comme objets de l'efpérance que fi on nous les met fous les yeux comme objets d'une jouiffance actuelle. Ce que la paffion a de groffier qui s'y mêle, & qui eft peutêtre le fondement de l'amour, difparoît dans le fond du tableau & nous choque au grand jour Auffi voit-on qu'une paffion heureufe nous inté reffe beaucoup moins qu'une paffion inquiète & mélancolique. Nous tremblons à la vue de tout ce qui peut renverfer des efpérances fi naturelles & fi agréables, & c'cft ainfi que nous entrons dans le chagrin, le trouble & la perplexité de

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l'amant.

De là le merveilleux intérêt que cette paffion nous

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