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TROISIEME MAXIME.

La pitié qu'on a du mal d'autrui ne fe mefure pas fur la quantité de ce mal, mais fur le fentiment qu'on prête à ceux qui le fouffrent.

les gens du monde fe déguifent; s'ils fe montroient tels qu'ils font, ils feroient horreur.

Il y a, difent encore nos fages, même dose de bonheur & de peine dans tous les états: maxime également heureux, qu'ai-je befoin de m'incomauffi funefte qu'infoutenable; car fi tous font

ger. Sur-tout n'allez pas lui dire tout cela froide | ment comme fon catéchifme: qu'il voie, qu'il fente les calamités humaines ébranlez, effrayez fon imagination des périls dont tout homme eft fans ceffe environné; qu'il voie autour de lui tous ces abymes, & qu'à vous les entendre décrire il fe preffe contre vous de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide & poltron, direz-moder pour perfonne? Que chacun refte comme vous. Nous verrons dans la fuite; mais quant à fouffre, que le gueux périffe; il n'y a rien à gail eft: que l'efclave foit maltraité, que l'infirme préfent commençons par le rendre humain; voilà fur-tout ce qui nous importe. gner pour eux à changer d'état. Ils font l'énumération des peines du riche & montrent l'inanité de fes vains plaifirs: quel groffier fophifme! Les peines du riche ne lui viennent point de fon malheureux que le pauvre même, il n'eft point état, mais de lui feul, qui en abufe. Fût il plus à plaindre, parce que fes maux font tous for ouvrage, & qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. de la rigueur du fort qui s'appefantit fur lui. Il Mais la peine du miférable lui vient des chofes, n'y a point d'habitude qui lui puiffe ôter le fentiment phyfique, de la fatigue, de l'épuisement, de rien pour l'exempter des maux de fon état. de la faim: le bon efprit ni la fageffe ne fervent Que gagne Epictete de prévoir que fon maître va lui caffer la jambe? la lui caffe-t-il moins pour cela? il a par-deffus fon mal, le mal de la prévoyance. Quand le peuple feroit aufli fenfé que nous le fuppofons ftupide, que pourroit-il être autre que ce qu'il eft? que pourroit-il faire autre que ce qu'il fait? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que fous un autre langage ils ont Refpectez donc votre espèce; fongez qu'elle eft autant d'efprit & plus de bon fens que vous. compofée effentiellement de la collection des peuples, que quand tous les rois & tous les philofophes en feroient ôtés, il n'y paroîtroit guères, & que les chofes n'en iroient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes & même ceux qui les dépriclaffe, mais qu'il fe trouve dans toutes: parlez fent; faites en forte qu'il ne fe place dans aucune devant lui du genre humain avec attendriffement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme.

On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il fe trouve à plaindre. Le fentiment phyfique de nos maux eft plus borné qu'il ne femble; mais c'eft par la mémoire qui nous en fait fentir la continuité, c'est par l'imagination qui les étend fur l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je penfe, une des caufes qui nous endurciffent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique la fenfibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint gueres un cheval de charretier dans fon écurie, parce qu'on ne présume pas qu'en mangeant fon foin il fonge aux coups qu'il a reçus & aux fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paître, quoiqu'on fache qu'il fera bientôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas fon fort. Par extenfion l'on s'endurcit ainfi fur le fort des hommes, & les riches fe confolent du mal qu'il font aux pauvres, en les fuppofant affez fupides pour n'en rien fentir. En général, je juge du prix que chacun met au bonheur de fes femblables, par le cas qu'il paroît faire d'eux. Il eft naturel qu'on faffe bon marché du bonheur des gens qu'on méprife. Ne vous étonnez donc plus fi les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni fi la plupart des philofophes affectent de faire l'homme fi méchant.

C'est par ces routes & d'autres femblables, bien contraires à celles qui font frayées, qu'il C'est le peuple qui compofe le genre humain; convient de pénétrer dans le coeur d'un jeune ce qui n'eft pas peuple eft fi peu de chofe que ce adolefcent pour y exciter les premiers mouvemens n'eft pas la peine de le compter. L'homme eft le de la nature, le développer & l'étendre fur fes même dans tous les états; fi cela eft, les états femblables; à quoi j'ajoute qu'il importe de mêles plus nombreux méritent le plus de refpect. ler à ces nouvemens le moins d'intérêt perfonnel Devant celui qui penfe, toutes les diftinctions qu'il eft poffible; fur-tout point de vanité, point civiles difparoiffent: il voit les mêmes paffions, d'émulation, point de gloire, point de ces fenles mêmes fentimens dans le goujat & dans l'hom- timens qui nous forcent de nous comparer aux me illuftre; il n'y difcerne que leur langage, qu'un autres; car ces comparaifons ne fe font jamais coloris plus ou moins apprêté; & fi quelque diffé-fans quelque impreffion de haine contre ceux qui renee effentielle les diftingue, elle eft au préjudice nous difputent la préférence, ne fût-ce que des plus diffimulés. Le peuple fe montre tel qu'il dans notre propre eftime. Alors il faut s'aveueft, & n'eft pas aimable; mais il faut bien quegler ou s'irriter, être un méchant ou un fot; tâ

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chons d'éviter cette alternative. Ces paffions fi dangereufes naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas; chaque chofe a fon tems & fon lieu; je dis feulement qu'on ne doit pas leur aider à naître.

Voilà l'efprit de la méthode qu'il faut fe prefcrire. Ici les exemples & les détails font inutiles, parce qu'ici commence la divifion prefque infinie des caractères, & que chaque exemple que je donnerois ne conviendroit pas, peut-être, à un fur cent mille. C'eft à cet âge auffi que commence, dans l'habile maître, la véritable fonction de l'obfervateur & du philofophe, qui fait l'art de fonder les coeurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne fonge point encore à fe contrefaire, & ne l'a point encore appris, à chaque objet qu'on lui préfente, on voit dans fon air, dans fes yeux, dans fon gefte, l'impreffion qu'il en reçoit; on lit fur fon vifage tous les mouvemens de fon ame; à force de les épier on parvient à les prévoir, & enfin à les diriger.

fement, cruauté. Ils pourront être intègres & juftes, jamais clémens, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront être juftes, fi toutefois un homme peut l'ètre quand il n'eft pas miféri cordieux.

Mais ne vous preffez pas de juger les jeunes gens par cette règle, furtout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des peines morales, qu'on ne leur à jamais fait éprouver car encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu'ils connoiffent; & cette apparente infenfibiliré, qui ne vient que d'ignorance, fe change bientôt en attendriffement, quand ils commencent à fentir qu'il y a dans la vie humaine mille douleurs qu'ils ne connoiffoient pas. Pour mon Emile, s'il a eu de la fimplicité & du bon fens dans fon enfance, je fuis bien fûr qu'il aura de l'ame & de la fenfibilité dans fa jeuneffe; car la vérité des fentimens tient beaucoup à la jufteffe des idées.

Mais pourquoi le rappeller ici? Plus d'un lecteur me reprochera, fans doute, l'oubli de mes. premières réfolutions, & du bonheur conftant que j'avois promis à mon élève. Des malheureux, des mourans, des fpectacles de douleur & de mifère! Quel bonheur ! quelle jouiffance pour un jeune cœur qui naît à la vie! fon trifte inftituteur qui lui deftinoit une éducation fi douce, ne le fait naître que pour fouffrir. Voilà ce qu'on dira que m'importe? j'ai promis de le rendre heureux, non de faire qu'il parût l'être. Est-ce ma faute, fi toujours dupes de l'apparence, vous prenez pour la réalité ? ( Emile ).

On remarque en général que le fang, les bleffures, les cris, les gémiffemens, l'appareil des opérations douloureufes, & tout ce qui porte aux fens des objets de fouffrance, faifit plutôt & plus généralement tous les hommes. L'idée de deftruction étant plus compofée, ne frappe pas de même; l'image de la mort touche plus tard & plus foiblement, parce que nul n'a par-devers foi l'expérience de mourir; il faut avoir vu des cadavres pour fentir les angoifes des agonifans. Mais quand une fois cette image s'eft bien for-la mée dans notre efprit, il n'y a point de fpectacle plus horrible à nos yeux; foit à caufe de l'i. dée de deftruction totale qu'elle donne alors par les fens, foit parce que fachant que ce moment eft inévitable pour tous les hommes; on fe fent plus vivement affecté d'une fituation à laquelle on eft får de ne pouvoir échapper.

La nature, en nous donnant des larmes, prouve bien qu'elle nous créa fenfibles; & c'est là le plus exquis de tous nos fentimens. C'eft elle qui nous fait déplorer & le fort d'un ami plaidant fa propre caufe fous un habit conforme à la détreffe & celui d'un pupille contraint de citer aux tribunaux fon perfide tuteur; aimable enfant, dont Ces impreffions diverfes ont leurs modifica- les joues virginales arrofées de larmes, ombrations, leurs degrés, qui dépendent du caractère gées de longs cheveux, font douter quel eft fon particulier de chaque individu & de fes habitu- fexe. C'eft la nature qui nous force de gémir à des antérieures; mais elles font univerfelles, & l'afpect des funérailles d'une vierge nubile, ou nul n'en eft tout-à-fait exempt. Il en eft de plus quand la terre reçoit le corps d'un enfant trop tardives & de moins générales, qui font plus petit pour le bûcher. Eft-il un homme de bien, propres aux ames fenfibles. Ce font celles qu'on un homme digne, au jugement de la prêtreffe reçoit des peines morales, des douleurs internes, de Cérès, de porter une torche pendant les des af ctions, des langueurs, de la trifteffe. Hy mystères fecrets de la déeffe, qui puiffe regara des gens qui ne favent être émus que par dés der comme étrangers les maux de fes femblables? cris & des pleurs; les longs & fourds gémiffe- C'est la pitié qui nous diftingue des animaux ftumens d'un coeur ferré de détreffe ne leur ont ja pides; & c'est pour obéir à fa voix, que nous mais arraché des foupirs; jamais l'afpect d'une feuls reçues des céleftes demeures, une ame contenance abattue, d'un vifage have & plombé, capable de commercer avec les dieux, d'enfanter d'un ceil éteint & qui ne peut plus pleurer ne les & de perfectionner les arts, bienfait dont eft prifit pleurer eux-mêmes : les maux de l'ame ne font vée la brute aux regards fixés contre la terre. rien pour eux; ils font jugés, la leur ne fent rien: L'architecte de ce vafte univers n'accorda qu'une n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurcifme fenfitive aux animaux, il nous donna de

plus une ame intelligente; afin qu'une bienveillance mutuelle nous avertît d'avoir recours à nos femblables, & d'être toujours prêts à les fecourir; afin qu'abandonnant les antiques forêts habitées par leurs pères, les hommes, fi long-tems difperfés, fuffent enfin réunis par les liens de la fociété; afin qu'on bâtit des maifons contiguës, & qu'ainfi rapprochées, chacun y goutât avec fécurité les douceurs du fommeil ; que les armes à la main on relevât, on foutint fes concitoyens opprimés ou chancelans fous de larges bleffures; & que, protégés par les mêmes remparts, renfermés fous une même clef, la trompette fût le fignal commun de la défense...

Mais, aujourd'hui, les ferpens s'accordent mieux enfemble que ne font les humains : la brute reconnoit, épargne fon espèce. Quand vit-on le lion vigoureux égorger le plus foible? le vieux fangler déchirer le plus jeune? Le tigre indien vit en paix avec le tigre furieux, & l'ourfe avec l'ourfe cruelle. Ce n'étoit point affez, pour l'homme, d'avoir fabriqué le glaive homicide fur une enclume facrilège; tandis qu'ignorant cet art funefte, les premiers forgerons ne travailloient qu'aux inftrumens propres à cultiver la terre: il falloit encore que des nations entières, non contentes d'avoir tué leurs ennemis, dévoraffent leurs membres palpitans. Témoin de ces horreurs, que diroit Pythagore? où ne fuiroit-il pas ? lui qui s'abftint auffi rigoureufement de la chair des animaux que de la chair humaine, & ne fe permit pas l'ufage de toutes fortes de légumes. (Satyres de Juvénal. )

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PLAIRE. Le plaifir le plus délicat eft de faire le plaifir d'autrui; mais pour cela il ne faut pas tant faire de cas des biens de la fortune. Les richeffes n'ont jamais donné la vertu; mais la vertu fouvent donné les richeffes. Quel ufage auffi la plupart des grands font-ils de leur gloire? Ils la mettent toute en marques extérieures, & en fafte. Leur dignité s'appefantit, & abaiffe les autres: cependant la véritable grandeur eft humaine; elle fe laiffe approcher, ele defcend même jufqu'à vous ceux qui la poffèdent font à leur aife, & y mettent les autres. Leur élévation ne leur coûte aucune vertu, & la nobleffe de leurs fentimens les y avoit comme préparés & accoutumés. Ils n'y font point étrangers, & n'y font fouffrir perfonne.

Les titres & les dignités ne font pas les liens qui nous uniffent aux hommes, ni qui les attirent à nous. Si nous n'y joignons le mérite & la bonté, on leur échappe aifément. On ne cherche qu'à fe dédommager d'un hommage qu'on eft forcé de rendre à leur place; & en leur abfence, on fe donne la liberté de les juger & de les condamner. Mais fi par envie nous aimons à diminuer leurs bonnes qualités, il faut combattre ce fentiment, & leur rendre la justice qu'ils méritent

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Nous croyons fouvent n'en vouloir qu'aux hommes, & nous en voulons aux places; jamais ceux qui les ont occupées n'ont été au gré du monde ; & on ne leur a rendu juftice, que quand ils ont ceffé d'y être. L'envie malgré elle rend hommage à la grandeur, quoiqu'elle femble la méprifer; car c'eft honorer les places que de les envier. Ne condamnons point par chagrin des fituations agréables qui n'ont que le défaut de nous manquer. Paffons aux devoirs de la fociété.

Les hommes ont trouvé qu'il étoit néceffaire & agréable de s'unir pour le bien commun: ils ont fait des lois pour réprimer les méchans; ils font convenus entr'eux des devoirs de la fociété, & ont attaché l'idée de la gloire à la pratique de ces devoirs. Le plus honnête homme eft celui qui les obferve avec plus d'exactitude: on les multiplie à mefure que l'on a plus d'honneur & de delicatele.

Les vertus fe tiennent, & ont entr'elles une efpèce d'alliance; & c'est l'union de toutes ces vertus qui fait les hommes extraordinaires. Après avoir prefcrit les devoirs néceffaires à leur fûreté commune, ils ont cherché à rendre leur commerce agréable ils ont établi des règles de politeffe & de favoir-vivre.

On n'a point de préceptes à donner aux per fonnes bien nées contre certains défauts. Il y a des vices qui font inconnus aux honnêtes gens. La probité, la fidélité à tenir fa parole, l'amour de la vérité; je crois n'avoir rien à vous apprendre fur tout cela vous favez qu'un honnêtehomme ne connoît point le menfonge. Quelles louanges ne donne-t-on point à ceux qui aiment la vérité! Celui-là, dit-on, eft femblable aux dieux, qui fait du bien, & qui dit la vérité. S'il ne faut pas toujours dire ce que l'on penfe, il faut toujours penfer ce que l'on dit. Le véri table ufage de la parole, c'eft de fervir la vérité. Quand un homme a acquis la réputation de vrai, on jugeroit fur fa parole: elle à toute l'autorité des fermens on a pour ce qu'il dit un refpect de religion.

Le faux dans les actions n'eft pas moins oppofé à l'amour de la vérité, que le faux dans les paroles. Les honnêtes gens ne font point faux : qu'ont-ils à cacher? Ils ne font pas même preffés de fe montrer, fûrs que tôt ou tard le vrai mérite fe fait jour.

Souvenez-vous qu'on vous pardonnera plutôt vos défauts, que l'affectation à vous parer des vertus que vous n'avez pas. La fauffeté eft l'imitation du vrai. L'homme faux paie de mine & de difcours; l'homme vrai paie de conduite. Il y a long-tems qu'on a dit que l'hypocrifie eft un hommage que le vice rend à la vertu. Mais il ne fuffic

pas d'avoir les vertus principales pour plaire: il faut encore avoir les qualités agréables & liantes. Quand on aspire à fe faire une grande réputation, on est toujours dépendant de l'opinion des autres. Il eft difficile d'arriver aux honneurs par les fervices, fi les manières & les amis ne les font valoir.

Je vous ai déjà dit que dans les emplois fubalternes on ne fe foutient que par favoir plaire: dès qu'on fe néglige, on eft d'un très-petit prix. Rien ne déplaît tant que de montrer un amour-propre trop dominant, de faire fentir qu'on fe préfère à tout, & qu'on fe fait le centre de tout.

On peut beaucoup déplaire avec beaucoup d'ef prit, lorfqu'on ne s'applique qu'à chercher les défauts d'autrui, & à les expofer au grand jour. Pour ces fortes de gens qui n'ont de l'efprit qu'aux dépens des autres, ils doivent fouvent penfer qu'il n'y a point de vie affez pure, pour avoir droit de cenfurer celle d'autrui.

La raillerie, qui fait une partie des amufemens de la converfation, eft difficile à manier, Les perfonnes qui ont befoin de médire, & qui aiment à railler, ont une malignité fecrette dans le cœur. De la plus douce raillerie à l'offense, il n'y a qu'un pas à faire fouvent le faux ami, abufant du droit de plaifanter, vous bleffe; mais la perfonne que vous attaquez a feule droit de juger fi vous plaifantez: dès qu'on la bleffe, elle n'eft plus raillée, elle eft offenfée.

L'objet de la raillerie doit tomber fur des défauts fi légers, que la perfonnne intéreffée en plaifante elle-même. La raillerie délicate eft un compofé de louange & de blâme. Elle ne touche légèrement fur de petits défauts, que pour mieux appuyer fur de grandes qualités. M. de la Rochefoucault dit, que le déshonorant offenfe moins que le ridicule. Je penferois comme lui, par la raifon qu'il n'eft au pouvoir de perfonne d'en déshonorer un autre c'eft notre propre conduite & non les difcours d'autrui qui nous déshonorent. Les caufes du déshonneur font connues & certaines le ridicule eft purement arbitraire. Il dépend de la manière que les objets fe préfentent, de la manière de penfer & de fentir. Il ya des gens qui mettent toujours des lunettes du ridicule ce n'eft pas la faute des objets, c'eft la faute de ceux qui les regardent cela eft fi vrai, que telles perfonnes à qui on donneroit du ridicule dans certaines fociétés, feroient admirées dans d'autres, où il y aura de l'efprit & du

mérite.

C'eft auffi par l'humeur qu'on plait & qu'on déplaît. Les humeurs fombres & chagrines qui penchent vers la mifanthropic, déplaifent fort.

L'humeur eft la difpofition avec laquelle l'ame reçoit l'impreffion des objets. Les humeurs douces ne font bleffées de rien: leur indulgence les fert, & prête aux autres ce qui leur manque.

La plupart des hommes s'imaginent qu'on ne peut travailler fur l'humeur. Ils difent, je fuis né comme cela, & croient que cette excufe leur donne le droit de n'avoir aucune attention fur eux. De pareilles humeurs ont affurément le droit de déplaire. Les hommes ne vous doivent qu'autant que vous leur plaifez. Les règles pour plaire font de s'oublier foi-même, de ramener les autres à ce qui les intéreffe, de les rendre contens d'eux-mêmes, de les faire valoir, & de leur paffer les qualités qui leur font conteftées. Ils croient que vous leur donnez ce que le monde ne leur accorde pas: c'eft en quelque forte créer leur mérite que de les rehauffer dans l'idée d'autrui; mais il ne faut pas pouffer cela jufqu'à l'adulation.

Rien ne plaît tant que les perfonnes fenfibles, qui cherchent à fe lier aux autres.

Faites enforte que vos manières offrent de l'amitié & en demandent. Vous ne fauriez être un homme aimable que vous ne fachiez être ami, que vous ne connoiffiez l'amitié : c'eft elle qui corrige les vices de la fociété. Elle adoucit les humeurs farouches, elle rabaiffe les glorieux & les remet à leur place. Tous les devoirs de l'honnéreté font renfermés dans les devoirs de la parfaite amitié.

Parmi le tumulte du monde, ayez, mon ami, quelque ami für, qui faffe couler dans votre ame les paroles de la vérité; foyez docile aux avis de vos amis. L'aveu des fautes ne coûte guère à ceux qui fentent en eux de quoi les réparer : croyez donc n'avoir jamais affez fait, dès que vous fentez que vous pouvez mieux faire. Perfonne ne fouffre plus doucement d'être repris, que celui qui mérite le plus d'être loué. Si vous êtes affez heureux pour avoir trouvé un ami vertueux & fidèle, vous avez trouvé un tréfer; sa réputation garantira la vôtre il répondra de vous à vous-même; il adoucira vos peines, il doublera vos plaifirs. Mais pour mériter un ami il faut favoir l'être,

Tout le monde fe plaint qu'il n'y a point d'amis, & prefque perfonne ne fe met en peine d'apporter les difpofitions néceffaires pour en faire, & pour les conferver. Les jeunes gens ont des fociétés; rarement ont-ils des amis les plaifirs les uniffent ; & les plaifirs ne font pas des liens dignes de l'amitié. Mais je ne prétends pas faire une differtation je touche légèrement les devoirs de la vie civile. Je vous renvoie à votre cœur, qui vous demandera un ami, & qui vous en fera fentir le befoin. Je laiffe à votre délicateffe à vous inftruire des devoirs de l'amitié.

Si voulez vous être parfaitement honnête homme, I fongez à régler votre amour-propre & à lui donner un bon objet. L'honnêteté confifte à fe dépouiller de fes droits, & à refpecter ceux des autres. Si vous voulez être heureux tout feul, vous ne le ferez jamais tout le monde vous conteftera votre bonheur. Si vous voulez que tout le monde le foit avec vous, tout vous aidera. Tous les vices favorifent l'amour-propre, & toutes les vertus s'accordent à le combattre la valeur l'expofe, la modeftie l'abaiffe, la générosité le dépouille, la modération le mécontente, & le zèle du bien public l'immole.

L'amour-propre eft une préférence de foi aux autres, & l'honnêteté eft une préférence des autres à foi. On diftingue deux fortes d'amour-propre l'un naturel, légitime, & réglé par la juftice & par la raifon; l'autre vicieux & corrompu. Notre premier objet, c'eft nous-mêmes, & nous ne revenons à la justice, que par la réflexion. Nous ne favons pas nous aimer: nous nous aimons trop, ou nous nous aimons mal. S'aimer comme il faut, c'eft aimer la vertu : aimer le vice, c'eft s'aimer d'un amour aveugle & mal-entendu.

Nous avons vu quelquefois des perfonnes s'avancer par de miuvaifes voies: mais fi le vice eft élevé, ce n'est pas pour long-tems: ils fe détruifent par les mêmes moyens & avec les mêmes principes qui les ont établis. Si vous voulez être heureux avec fûreté, il faut l'être avec innocence. Il n'y a d'empire certain & durable que celui de

la vertu.

Il y a d'aimables caractères qui ont une conve nance naturelle & délicate avec la vertu pour ceux à qui la nature n'a pas fait ces heureux préfens, il n'y a qu'à avoir de bons yeux & connoître fes véritables intérêts, pour corriger un mauvais penchant. Voilà comme l'efprit redreffe le cœur. L'amour de l'estime eft auffi l'ame de la fociété : il nous unit les uns aux autres. J'ai befoin de votre approbation, vous avez befoin de la mienne. En s'éloignant des hommes', on s'éloigne des vertus néceffaires à la fociété : car, quand on ett seul, on se néglige. Le monde vous force à vous obferver.

La politeffe eft la qualité la plus néceffaire au commerce; c'eft l'art de mettre en œuvre les manières extérieures, qui n'affure rien pour le fonds. La politeffe eft une imitation de l'honnêteté, & qui préfente l'homme au dehors, tel qu'il devroit être au dedans; elle fe montre en tout, dins l'air, dans le langage & dans les actions.

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Je ne renferme pas feulement la politeffe dans ce commerce de civilité & de complimens que l'ufage a établi on les dit fans fentiment, on les reçoit fans reconnoiffance; on furfait dans ce genre de commerce, & on en rabat par l'expérience.

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La politeffe eft un defir de plaire aux perfonnes avec qui l'on eft obligé de vivre, & de faire enforte que tout le monde foi content de nous; nos fupérieurs, de nos refpects; nos égaux, de notre citime; & nos inférieurs, de notre bonté. Enfin, elle confifte dans l'attention de plaire, & de dire à chacun ce qui lui convient. Elle fait valoir leurs bonnes qualités : elle leur fait fentir qu'elle reconnoît leur fupériorité. Quand vous faurez les élever, ils vous feront valoir à leur tour; ils vous donneront fur les autres la place que vous voulez bien leur céder ; c'eft l'intêiet de leur amour propre.

Le moyen de plaire ce n'eft point de faire fentir la fupériorité, c'eft de la cacher. C'est habileté que d'être poli: on vous en quitte à meilleur marché.

La plupart du monde ne demande que des manières qui plaisent; mais quand vous ne les avez pas, il faut que vos bonnes qualités doublent. Il faut avoir bien du mérite pour percer au travers des manières groffières. Il faut auffi ne point laiffer voir trop d'attention fur vous-même une fer de foi. perfonne polie ne trouve jamais le tems de par

Vous favez quelle forte de politeffe elt néceffaire avec les femmes. A préfent il femble que les jeunes-gens fe foient permis d'y manquer : cela fent l'éducation négligée.

Rien n'est plus honteux que d'être groffier volontairement; mais ils ont beau faire, ils n'ôteront jamais aux femmes la gloire d'avoir formé ce que nous avons eu de plus honnêtes gens dans le tems paffé. C'eft à elles qu'on doit la douceur des mœurs, la délicateffe des fentimens, & cette fine galanterie de l'efprit & des manières.

Il eft vrai qu'à préfent la galanterie extérieure eft bannie les manières ont changé, & tout le monde y a perdu; les femmes, l'envie de plaire, qui eft la fource de leurs agrémens; & les hommes, la douceur & cette délicate politeffe, qui ne s'acquièrent que dans leur commerce. La plupart des hommes croient ne leur devoir ni probité ni fidélité il femble qu'il foit permis de les trahir, fans intéreffer fa gloire. Qui voudroit pénétrer les motifs d'une pareille conduite, les trouveroit bien honteux. Ils font fidèles les uns aux autres, parce qu'ils fe craignent, parce qu'ils favent fe faire rendre juttice; mais ils manquent aux femmes impunément & fans remords. Leur probité n'est donc que forcée : elle est plutôt l'ef

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