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aux regards de la société qui forme galerie autour des contestants et attend le terme du long débat; et comme au travers de ce choc incessant d'idées, de principes, de raisonnements contradictoires, desquels il n'y a rien à conclure, elle vit en définitive, ainsi se perpétue la vieille querelle de la théorie et de la pratique; querelle assez vaine au fond dans le fait: car, se peut-il. somme toute, que la théorie n'ait quelque pratique pour appui, et quelle est, d'autre part, la pratique qui ne touche à une théorie quelconque ?

Nous en sommes là. Un corps de science qui devrait être le fondement de l'existence sociale et se confondre pour ainsi dire avec elle, en est tenu en dehors comme s'il ne se composait que de creuses abstractions, étrangères au mouvement des choses humaines. Nul ne niera assurément qu'un tel rôle n'ait été de tout temps départi à la philosophie; la morale n'a guère de valeur usuelle qu'autant qu'elle se présente sous une enveloppe religieuse; les études législatives se réduisent trop souvent, sauf exception, dans l'enseignement supérieur,

à un sec commentaire des textes de la loi, et l'économie politique en est à peu près bannie, comme un hors-d'œuvre dont on peut fort bien se passer'. Quant à la politique, il est entendu que ceux qui la pratiquent sont comme les gentilshommes de Molière qui savent tout sans avoir rien appris. Chose digne de remarque même, ces sciences qui forment comme un étroit faisceau, dans leur condition académique, s'isolent et se divisent parfois entre elles; ce n'est pas seulement la science positive, celle du géomètre et du physicien, qui usera, à l'occasion, de formes irrespectueuses à leur égard; elles ont ellesmêmes des dédains réciproques à peine déguisés; et c'est ainsi qu'on entendra un philosophe émettre des doutes sur la valeur des théories

économiques, tandis que tel économiste, de son côté, se demandera si le savoir philosophique constitue bien une science réelle.

1. Ce n'est que tout récemment que quelques principes de la science économique ont pris pied avec une certaine autorité dans les débats de nos assemblées, et la création d'une chaire d'économie politique à la Faculté de droit de Paris, l'une des plus intéressantes mesures du savant et habile ministre actuel de l'instruction publique, M. Duruy, ne compte au moment où j'écris que quelques mois de date.

Et qu'on ne croie pas que cet état de choses, en matière de sciences sociales, soit particulier à notre pays; il est, à des degrés divers, partout le même. En certaines contrées où le cadre universitaire s'élargit jusqu'au point de devenir encyclopédique, la situation ne s'en trouve pas modifiée; les questions occupent, agitent un plus grand nombre d'esprits, mais elles ne sortent pas pour cela du domaine de la spéculation. Là aussi, la science et la société marchent latéralement, essayant de s'imposer l'une à l'autre et ne pouvant par conséquent aboutir à un grand et sérieux résultat. Là aussi, comme parmi nous, s'ouvre à la raison un vaste labyrinthe où manque le fil précieux qui l'empêcherait de s'égarer et de se perdre en ses détours.

Les branches de la connaissance humaine dont il s'agit ont pourtant produit, à d'autres époques, nombre d'écrits qui honorent le génie de l'homme, et, de nos jours, elles suscitent, de temps à autre, des travaux d'une haute portée. Tout cela trouve, il faut le reconnaître, d'assez nombreux lecteurs et amène un certain mouvement dans la société; mais ce mouvement reste

stérile; nul ensemble dans la direction des intelligences; on voit chacun dans le confus pêlemêle scientifique se faire à son usage un assortiment d'opinions divergentes; d'accord, il n'y en a sur un objet quelconque, et ainsi se trouve plus que jamais justifiée la parole sacrée : Mundum tradidit disputationibus illorum. En fait, les considérations qui précèdent gardent toute leur force, et tandis que les sciences physiques et mathématiques sont devenues un guide incontesté pour une portion de l'œuvre sociale, il est bien évident qu'une telle fonction n'est point échue aux sciences morales et politiques, et qu'elles n'y prennent encore qu'une bien faible part.

Il est impossible de n'être pas frappé d'un tel contraste et de ne pas se poser la question : quelle est la cause de cette différence? Eh! d'où pourrait-elle naître, si ce n'est de la marche si différente qu'on a adoptée dans les deux ordres de connaissances, celles-là prenant pour base l'expérience, celles-ci conservant trop souvent un caractère conjectural. Voilà la dissidence radicale et la raison du problème; ceci résume

tout et explique pourquoi, dans un ordre scientifique, on se rapproche incessamment du but, pourquoi dans l'autre on s'en éloigne, ou tout au moins on reste stationnaire.

Il me faudrait remonter bien haut dans mes souvenirs pour fixer l'époque précise où ces considérations ont commencé de saisir ma pensée; depuis, elles n'ont pas cessé d'être pour moi un objet constant de méditation et, de plus en plus, j'ai été pénétré de la conviction qu'il appartient à notre siècle d'imprimer aux sciences morales et politiques ce caractère expérimental qui leur manque. Déjà, dans un autre écrit', j'avais indiqué cette vue fondamentale, l'essai que je soumets aujourd'hui au public en est le complet développement.

Traçons-en nettement le cadre. J'expose d'abord les principes d'après lesquels on doit appliquer la méthode d'observation aux sciences morales et politiques pour les faire passer au rang de sciences positives; j'établis que, rela

1. Traité de Statistique ou Théorie de l'étude des lois d'après lesquelles se développent les faits sociaux; couronné par l'Académie des sciences. Un vol. in-8°, 1840.

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