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de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah! qu'elle ne nous soit pas trop chère! car comment abandonner sans désespoir la main que l'on a couverte de baisers, et que l'on voudrait tenir éternellement sur son cœur! (Mémoires d'outre-tombe.)

Jérusalem.

Vue de la montagne des Oliviers, de l'autre côté de la vallée de Josaphat, Jérusalem présente un plan incliné sur un sol qui descend du couchant au levant. Une muraille crénelée, fortifiée par des tours et par un château gothique, enferme la ville dans son entier, laissant toutefois au dehors une partie de la montagne de Sion, qu'elle embrassait autrefois.

Dans la région du couchant et au centre de la ville, vers le Calvaire, les maisons se serrent d'assez près; mais au levant, le long de la vallée de Cédron, on aperçoit des espaces vides, entre autres l'enceinte qui règne autour de la mosquée bâtie sur les débris du Temple, et le terrain presque abandonné où s'élevait le château Antonia, et le second palais d'Hérode.

Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées fort basses, sans cheminées et sans fenêtres; elles se terminent en terrasses aplaties ou en dômes, et elles

ressemblent à des prisons ou à des sépulcres. Tout serait à l'œil d'un niveau égal si les clochers des églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès et les buissons de nopals ne rompaient l'uniformité du plan. A la vue de ces maisons de pierres, renfermées dans un paysage de pierre, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d'un cimetière au milieu d'un désert.

Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal, et vous marchez dans des flots de poussière ou parmi des cailloux roulants. Des toiles jetées d'une maison à l'autre augmentent l'obscurité de ce labyrinthe; des bazars voûtés et infects achèvent d'ôter la lumière à la ville désolée; quelques chétives boutiques n'étalent aux yeux que la misère, et souvent ces boutiques mêmes sont fermées, dans la crainte du passage d'un cadi. Personne dans les rues, personne aux portes de la ville; quelquefois seulement un paysan se glisse dans l'ombre, cachant sous ses habits les fruits de son labeur dans la crainte d'être dépouillé par le soldat; dans un coin à l'écart le boucher arabe égorge quelque bête suspendue par les pieds à un mur en ruine : à l'air hagard et féroce de cet homme, à ses bras ensanglantés, vous croiriez qu'il vient plutôt de tuer son semblable que d'immoler un agneau. Pour tout bruit dans la cité déicide, on entend le galop de la cavale du désert : c'est le janissaire qui apporte la tête du Bédouin, ou qui va piller le fellah.

(Itinéraire de Paris à Jérusalem, 5o partie.)

NAPOLÉON.

(1769-1821.)

Napoléon n'est pas seulement le premier homme de guerre des temps modernes ; il en est aussi le premier orateur militaire. Ses proclamations à ses soldats et les bulletins de ses campagnes sont des chefsd'œuvre dans leur genre. Il y a une force, une grandeur de langage, qu'il sera difficile d'égaler, parce qu'on verra difficilement tant de génie uni à tant de puissance accomplir d'aussi grandes choses. On peut lui appliquer plus qu'à tout autre le mot fameux de Buffon : « Le style, c'est l'homme. » Napoléon écrit et parle comme il agit. Sa manière de haranguer n'a rien de semblable chez les anciens ni chez les modernes. Quand il s'adresse aux soldats de la grande armée, on dirait un géant parlant à une armée de géants.

Les œuvres littéraires de Napoléon se composent de ses proclama tions à ses soldats, des bulletins de ses campagnes, de discours, de messages, d'adresses aux divers corps de l'État, du Précis des guerres de César; de nombreuses lettres adressées à sa famille, à ses ministres et aux souverains étrangers, des Mémoires historiques, écrits à SainteHélène sous sa dictée, et remarquables par la vigueur et la simplicité du coloris, par la profondeur et la gravité de l'expression.

Proclamation à l'armée, dans sa marche sur l'Adige.

Mai 1796.

Soldats, vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin; vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche. Le Piémont, délivré de la tyrannie des Autrichiens, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France. Milan est à vous, et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent

leur existence politique qu'à votre générosité. L'armée qui vous menaçait avec orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage; le Pô, le Tésin, l'Adda, n'ont pu vous arrêter un seul jour; ces boulevards tant vantés de l'Italie ont été insuffisants; vous les avez franchis aussi bien que l'Apennin. Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie; vos représentants ont ordonné une fète dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la République. Là vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait... Mais ne vous reste-t-il donc rien à faire?... Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire? La postérité vous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ! Mais je vous vois déjà courir aux armes... Eh bien! partons! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger... Vos victoires feront époque dans la postérité : vous avez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : « Il était de l'armée d'Italie! »

Bataille des Pyramides.

Le 21 juillet, à neuf heures du matin, l'armée se mit

en marche. Au jour, elle rencontra une avant-garde de mamelouks, qui disparut après avoir essuyé quelques coups de canon. A huit heures, les soldats poussèrent mille cris de joie à la vue des quatre cents minarets du Caire. Il leur fut donc prouvé qu'il existait une grande ville, qui ne pouvait pas être comparée à ce qu'ils avaient vu depuis qu'ils étaient débarqués. A neuf heures, ils découvrirent la ligne de bataille de l'armée ennemie. La droite, composée de vingt mille janissaires, Arabes et milices du Caire, était dans un camp retranché en avant du village d'Embabéh, sur la rive gauche du Nil, vis-àvis Boulac; ce camp retranché était armé de quarante pièces de canon. Le centre et la gauche étaient formés par un corps de cavalerie de douze mille mamelouks, agas, cheicks et autres notables de l'Egypte, tous à cheval, et ayant chacun trois ou quatre hommes à pied pour le servir, ce qui formait une ligne de cinquante mille hommes. La gauche était formée par huit mille Arabes-Bédouins à cheval, et s'appuyait aux Pyramides. Cette ligne avait une étendue de trois lieues. Le Nil, d'Embabéh à Boulac et au vieux Caire, était à peine suffisant pour contenir la flottille, dont les mâts apparaissaient comme une forêt. Elle était de trois cents voiles. La rive droite était couverte de toute la population du Caire, hommes, femmes et enfants, qui étaient accourus pour voir cette bataille, d'où allait dépendre leur sort. Ils y attachaient d'autant plus d'importance, que, vaincus, ils deviendraient esclaves de ces infidèles.

L'armée française prit le même ordre de bataille dont

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