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Les femmes savantes.

PREMIÈRE LETTRE.

A MADEMOISELLE CONSTANCE DE MAISTRE 1.

Saint-Pétersbourg, 1808.

Tu me demandes donc, ma chère enfant, après avoir lu mon sermon sur la science des femmes, d'où vient qu'elles sont condamnées à la médiocrité? Tu me demandes en cela la raison d'une chose qui n'existe pas et que je n'ai jamais dite. Les femmes ne sont nullement ́condamnées à la médiocrité; elles peuvent mème prétendre au sublime, mais au sublime féminin. Chaque ètre doit se tenir à sa place et ne pas affecter d'autres perfections que celles qui lui appartiennent. Je possède ici un chien nommé Biribi, qui fait notre joie; si la fantaisie lui prenait de se faire seller et brider pour me porter à la campagne, je serais aussi peu content de lui que je le serais du cheval anglais de ton frère s'il imaginait de sauter sur mes genoux ou de prendre le café avec moi. L'erreur de certaines femmes est de s'imaginer que, pour ètre distinguées, elles doivent l'être à la manière des hommes. Il n'y a rien de plus faux. C'est le chien et le cheval. Permis aux poëtes de dire :

Le donne son venute in eccellenza
Di ciascum arte ove hanno posto cura.

Devenue duchesse de Laval-Montmorency.

Je t'ai fait voir ce que cela vaut. Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt ans : « Ne croyez-vous << pas, Monsieur, qu'une dame pourrait être un grand « général comme un homme? » je n'aurais pas manqué de lui répondre : « Sans doute, Madame. Si vous com« mandiez une armée, l'ennemi se jetterait à vos genoux, <«< comme j'y suis moi-même; personne n'oserait tirer, << et vous entreriez dans la capitale ennemie au son des « violons et des tambourins. » Si elle m'avait dit : « Qui « m'empêche d'en savoir en astronomie autant que «Newton?» je lui aurais répondu tout aussi sincère-` ment. « Rien du tout, ma divine beauté! Prenez le « télescope : les astres tiendront à grand honneur d'être « lorgnés par vos beaux yeux, et ils s'empresseront de << vous dire tous leurs secrets. » Voilà comment on parle aux femmes en vers et même en prose. Mais celle qui prend cela pour argent comptant est bien sotte...

Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l'encourager et d'élever ses enfants. Au reste, ma chère Constance, il ne faut rien exagérer : je crois que les femmes, en général, ne doivent point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs; mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent être parfaitement ignorantes. Je` ne veux pas qu'elles croient que Pékin est en France, ni qu'Alexandre le Grand demanda en mariage une fille de Louis XIV. La belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent pour donner aux femmes toute la culture dont elles ont besoin.

Quand tu parles de l'éducation des femmes, qui éteint

le génie, tu ne fais pas attention que ce n'est pas l'éducation qui produit la faiblesse, mais que c'est la faiblesse qui souffre cette éducation. S'il y avait un pays d'Amazones qui se procurassent une colonie de petits garçons pour les élever comme on élève les femmes, bientôt les hommes prendraient la première place, et donneraient le fouet aux Amazones. En un mot, la femme ne peut être supérieure que comme femme; mais dès qu'elle veut émuler l'homme, ce n'est qu'un singe.

Adieu, petit singe. Je t'aime presque autant que Biribi, qui a cependant une réputation ordinaire à SaintPétersbourg.

DEUXIÈME LETTRE.

A LA MÊME.

Saint-Pétersbourg, 1808.

:

J'ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfant, ta dernière lettre non datée. Je l'ai trouvée pleine de bons sentiments et de bonnes résolutions. Je suis entièrement de ton avis celui qui veut une chose en vient à bout; mais la chose la plus difficile dans le monde, c'est de vouloir. Personne ne peut savoir quelle est la force de la volonté, même dans les arts. Je veux te compter l'histoire du célèbre Harrison, de Londres. Il était, au commencement du dernier siècle, jeune garçon charpentier, au fond d'une province, lorsque le parlement proposa le prix de 10,000 livres sterling pour celui qui inventerait une montre à équation pour le problème des longitudes.

Harrisson se dit à lui-même : Je veux gagner ce prix; il jeta la scie et le rabot, vint à Londres, se fit garçon horloger, TRAVAILLA QUARANTE ANS, et gagna le prix. Qu'en dis-tu, ma chère Constance? cela s'appelle-t-il vouloir?

J'aime le latin pour le moins autant que l'allemand; mais je persiste à croire que c'est un peu tard. A ton âge, je savais Virgile et compagnie par cœur, et il y avait alors environ cinq ans que je m'en mélais. On a voulu inventer des méthodes faciles, mais ce sont de pures illusions. Il n'y a point de méthodes faciles pour apprendre les choses difficiles. L'unique méthode est de fermer sa porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler. Depuis qu'on s'est mis à nous apprendre, en France, comment il fallait apprendre les langues mortes, personne ne les sait, et il est assez plaisant que ceux qui ne les savent pas veuillent absolument prouver le vice des méthodes employées par nous qui les savons. Voltaire a dit, à ce que tu me dis (car pour moi je n'en sais rien; jamais je ne l'ai tout lu, et il y a trente ans que je n'en ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de faire tout ce que font les hommes, etc.; c'est un compliment fait à quelque jolie femme, ou bien c'est une des cent mille et mille sottises qu'il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le contraire. Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre dans aucun genre. Elles n'ont fait ni l'lliade, ni l'Énéide, ni la Jérusalem délivrée; ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartufe, ni le Joueur; ni le Panthéon, ni l'église de SaintPierre, ni la Vénus de Médicis, ni l'Apollon du Belvé

dère, ni le Persée; ni le livre des Principes, ni le Discours sur l'histoire universelle, ni Télémaque. Elles n'ont inventé ni l'algèbre, ni les télescopes, ni les lunettes achromatiques, ni la pompe à feu, ni le métier à bas, etc.; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela: c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le monde: un honnéte homme et une honnéte femme. Si une demoiselle s'est laissé bien élever, si elle est docile, modeste et pieuse, elle élève des enfants qui lui ressemblent, et c'est le plus grand chef-d'œuvre du monde. Si elle ne se marie pas, son mérite intrinsèque, qui est toujours le même, ne laisse pas aussi que d'ètre utile autour d'elle d'une manière ou d'une autre. Quant à la science, c'est une chose très-dangereuse pour les femmes. On ne connaît presque pas de femmes savantes qui n'aient été ou malheureuses ou ridicules par la science. Elle les expose habituellement au petit danger de déplaire aux hommes et aux femmes (pas davantage): aux hommes, qui ne veulent pas être égalés par les femmes; et aux femmes, qui ne veulent pas être surpassées. La science, de sa nature, aime à paraître; car nous sommes tous orgueilleux. Or, voilà le danger; car la femme ne peut être savante impunément qu'à la charge de cacher ce qu'elle sait avec plus d'attention que l'autre sexe n'en met à le montrer. Sur ce point, ma chère enfant, je ne te crois pas forte; ta tète est vive, ton caractère décidé je ne te crois pas capable de te mordre les lèvres lorsque tu es tentée de faire une petite parade littéraire. Tu ne saurais croire combien je me suis fait d'ennemis jadis pour avoir voulu en savoir plus

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