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qui donne son nom à chaque livre. Mais, dans l'exécucution, il ne vise pas à grouper, il ne force rien et ne contraint aucun fait à rentrer plus qu'il ne faut. Son récit, calme et limpide, se déroule sans impatience. Une fois les arches du pont jetées, il laisse le courant aller de soi-même en toute largeur. Dans le style, l'écrivain n'a nulle part flatté le goût du temps pour les effets et pour la couleur, et on pourrait même trouver qu'il en à tenu trop peu de compté quelquefois; mais c'est une satisfaction bien rare pour les esprits sérieux et judicieux que celle de lire une suite de volumes si pleins, sortis tout entiers du sein du sujet et nous le livrant avec abondance, d'une simplicité de ton presque familière, où jamais ne se rencontre une difficulté dans la pensée, un choc dans l'expression, et où l'on assiste si commodément au spectacle des plus grandes choses.

(Causeries du lundi.)

ALEXIS DE TOCQUEVILLE.

(1805.)

M. Alexis DE TOCQUEVILLE, fils du comte de Tocqueville, est né à Paris. Au sortir du collége, il étudia le droit, puis il entra dans la magistrature. En 1830, il donna sa démission, et fit un voyage en Amérique pour étudier le système pénitentiaire. A son retour, il écrivit son livre de la Démocratie en Amérique, un des ouvrages les plus savants et les mieux faits de notre siècle. Il y a une finesse d'observation et une

sagacité de jugement qui étonnèrent dans un si jeune publiciste. Sa dic. tion, simple et pleine de force, a la couleur et la vivacité que comporte le sujet.

Développement de la démocratie en France.

Une grande révolution s'opère parmi nous; tous la voient, mais tous ne la jugent pas de mème. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent encore pouvoir l'arrèter, tandis que d'autres la jugent irrésistible, parce qu'elle leur paraît le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire. Je me reporte, pour un moment, à ce qu'était la France il y a sept cents ans; je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernent les habitants. Le droit de commander descend alors de génération en génération avec les héritages; les hommes n'ont alors qu'un seul moyen d'ågir les uns sur les autres, la force; on ne découvre qu'une seule origine de la puissance, la propriété foncière. Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et bientôt à s'étendre; le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre comme au riche, au roturier comme au seigneur; l'égalité commence à pénétrer par l'Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des rois.

La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les différents rapports entre les hommes devien

nent plus compliqués et plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir: alors naissent les légistes; ils sortent de l'enceinte obscure des tribunaux et vont siéger dans la cour des princes, à côté des barons féodaux couverts de fer et d'hermine. Les rois se ruinent dans les grandes entreprises, les nobles s'épuisent dans les guerres privées, les roturiers s'enrichissent dans le commerce; le négoce est une source nouvelle qui s'ouvre à la puissance.

Peu à peu les lumières se répandent, on voit se réveiller le goût de la littérature et des arts; l'esprit devient alors un élément de succès, la science un moyen de gouvernement et l'intelligence une force sociale.

En France, les rois se sont montrés les plus constants niveleurs; quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont travaillé à élever le peuple au niveau des nobles, et quand ils ont été modérés et faibles ils ont permis que le peuple se plaçât au-dessus d'eux-mêmes; les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les autres par leurs vices. Enfin, quand on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pas de grands événements qui, depuis sept cents ans, n'aient tourné au profit de l'égalité. Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres; l'institution des communes introduit la démocratie au sein de la monarchie féodale.

Serait-il sage de croire qu'un mouvement qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération? Pense-t-on qu'après avoir vaincu les rois, détruit la féodalité la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches? (De la Démocratie en Amérique.)

NISARD.

(1806).

M. Désiré NISARD est né à Châtillon-sur-Seine, Il se voua jeune aux lettres, et se fit connaître dans la presse et dans l'enseignement, M. Nisard est aujourd'hui membre de l'Académie française, professeur d'éloquence latine au collège de France, inspecteur général de l'université et secrétaire du conseil de l'instruction publique. Il a publié des Études sur les poëtes latins de la décadence et sur les grands historiens romains, livre savant et ingénieux, où il fait, avec des noms latins, l'histoire philosophique de toutes les littératures; d'excellentes Études sur les grands hommes de la Renaissance; un bon Précis de la litté rature française; d'intéressants Récits de voyages; des Articles sur l'Angleterre et sur la société anglaise; enfin une Histoire de la Littérature française, ouvrage encore inachevé, qui abonde en jugements admirablement exprimés et en portraits tracés de main de maître.

M. Nisard est un critique de l'école de Boileau; l'Art poétique est son code littéraire. Passionné pour la pureté de l'art, doué d'une raison ferme, d'un goût sûr, et ne sacrifiant qu'aux grâces sévères, il s'est placé, par ses écrits et ses leçons, à la tête des défenseurs des grandes traditions littéraires du dix-septième siècle.

MM. Villemain, Sainte-Beuve, Nisard et SaintMarc Girardin.

Il y a, de notre temps, quatre sortes de critique. La première est une forme nouvelle de l'histoire générale.

Les révolutions de l'esprit, les changements du goût, les chefs-d'œuvre en sont les événements; les écrivains en sont les héros. On y montre l'influence des sociétés

sur les auteurs, des auteurs sur les sociétés. Cette critique raconte, peint à grands traits, plutôt qu'elle n'analyse. Les détails n'y figurent que pour la lumière qu'ils jettent sur les faits généraux. Les hommes y sont montrés par leurs grands côtés. On y peut d'ailleurs admirer les mêmes beautés que dans l'histoire, et c'est proprement l'histoire des affaires de l'esprit. L'honneur d'en avoir donné le premier modèle appartient à M. Villemain. Le premier, il a mis la critique de pair avec l'histoire et la philosophie. Ses leçons, devenues d'excellents livres, après avoir été d'admirables improvisations, ont prouvé que le talent de peindre, d'exposer, de tirer des renseignements du passé n'appartient pas moins au critique qu'à l'historien, et que l'étude de l'esprit dans les lettres n'est que la plus relevée des psychologies. Nous lui devons en grande partie ce goût des jugements sur les ouvrages et cette sensibilité vive pour les choses de l'esprit qui nous ont fait passer de si bonnes heures dans les vingt-cinq dernières années, et qui nous ont préparé de si précieuses distractions pour celles que nous avons à traverser.

La seconde sorte de critique est à la première ce que les mémoires sont à l'histoire. De même que les mémoires recherchent dans les événements la partie anecdotique, et dans les personnages publics l'homme, la vie secrète, de même cette critique s'occupe plus de la chronique des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Elle est plus curieuse de ce que les écrivains ont en propre que de ce qui leur vient du dehors, et des différences que des ressemblances. Le portrait, dans la diversité infinie de ses nuances, voilà

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