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le village qui n'entendît le coup de fusil de Guillaume et le rugissement de l'ours.

L'ours s'enfuit, repassant, sans l'apercevoir, à dix pas de Guillaume, qui avait rentré ses bras et sa tête dans son sac, et qui se confondait de nouveau avec le

rocher.

Le voisin regardait cette scène, appuyé sur ses genoux et sur sa main gauche, serrant sa carabine de la main droite, pâle et retenant son haleine; il vit l'ours blessé, après avoir fait un long circuit, chercher à reprendre sa trace de la veille, qui le conduisait droit à lui. Il fit un signe de croix, recommanda son âme à Dieu, et s'assura que sa carabine était armée. L'ours n'était plus qu'à cinquante pas de lui, rugissant de douleur, s'arrêtant pour se rouler et se mordre le flanc à l'endroit de sa blessure, puis reprenant sa course.

Il approchait toujours. Il n'était plus qu'à trente pas. Deux secondes encore, et il venait se heurter contre le canon de la carabine du voisin, lorsqu'il s'arrêta tout à coup, aspira bruyamment le vent qui venait du côté du village, poussa un rugissement terrible et rentra dans le

verger.

<< Prends garde à toi, Guillaume! prends garde! >> s'écria François en s'élançant à la poursuite de l'ours, et oubliant tout pour ne penser qu'à son ami, car il vit bien que, si Guillaume n'avait pas eu le temps de recharger son fusil, il était perdu : l'ours l'avait éventé. Il n'avait pas fait dix pas qu'il entendit un cri. Celui-là, c'était un cri humain, un cri de terreur et d'agonie tout à la fois; un cri dans lequel celui qui le poussait avait rassemblé

toutes ses demandes de secours aux hommes: A moi!!!..

Puis rien, pas même une plainte, ne succéda au cri de Guillaume.

François ne courait pas, il volait; la pente du terrain précipitait sa course. Au fur et à mesure qu'il approchait, il distinguait plus clairement la monstrueuse bète qui se mouvait dans l'ombre foulant aux pieds le corps de Guillaume, et le déchirant par lambeaux.

François était à quatre pas d'eux, et l'ours était si acharné à sa proie qu'il n'avait pas paru l'apercevoir. Il n'osait tirer, de peur de tuer Guillaume, s'il n'était pas mort, car il tremblait tellement qu'il n'était plus sûr de son coup. Il ramassa une pierre et la jeta à l'ours.

L'animal se retourna furieux contre son nouvel ennemi; ils étaient si près l'un de l'autre que l'ours se dressa sur ses pattes de derrière pour l'étouffer; François le sentit bourrer avec son poitrail le canon de sa carabine. Machinalement il appuya le doigt sur la gachette; le coup partit.

L'ours tomba à la renverse; la balle lui avait traversé la poitrine et brisé la colonne vertébrale.

François le laissa se traîner, en hurlant, sur ses pattes de devant et courut à Guillaume. Ce n'était plus un homme, ce n'était plus mème un cadavre; c'étaient des os et de la chair meurtrie; la tète était dévorée presque entièrement. (Impressions de voyage.)

Un nez gelé.

Un jour, je me décidai de faire mes courses en me

promenant. Je m'armai de pied en cap contre les hostilités du froid; je m'enveloppai d'une grande redingote d'astracan, je m'enfonçai un bonnet fourré sur les oreilles, je roulai autour de mon cou une cravate de cachemire, et je m'aventurai dans la rue, n'ayant de toute ma personne que le bout du nez à l'air.

D'abord tout alla à merveille; je m'étonnai même du peu d'impression que me causait le froid, et je riais tout bas de tous les contes que j'en avais entendu faire; j'étais, au reste, enchanté que le hasard m'eût donné cette occasion pour m'acclimater. Néanmoins, comme les deux premiers écoliers chez lesquels je me rendais n'étaient point chez eux, je commençais à trouver que le hasard faisait trop bien les choses, lorsque je crus remarquer que ceux que je croisais me regardaient avec une certaine inquiétude, mais cependant sans me rien dire. Bientôt un monsieur, plus causeur, à ce qu'il paraît, que les autres, me dit en passant: nofs! Comme je ne savais pas un mot de russe, je crus que ce n'était pas la peine de m'arrêter pour un monosyllabe, et je continuai mon chemin. Au coin de la rue des Pois, je rencontrai un iostchik qui passait ventre à terre en conduisant son traîneau; mais, si rapide que fùt sa course, il se crut obligé de me parler à son tour et me cria: nofs! nofs! Enfin, en arrivant sur la place de l'Amirauté, je me trouvai en face d'un mougick, qui ne me cria rien du tout, mais qui, ramassant une poignée de neige, se jeta sur moi, et avant que j'eusse pu me débarrasser de tout mon attirail se mit à me débarbouiller la figure et à me frotter particulièrement le nez de toute sa force. Je trou

vai la plaisanterie assez médiocre, surtout par le temps qu'il faisait, et tirant un de mes bras d'une de mes poches, je lui allongeai un coup de poing qui l'envoya rouler à dix pas. Malheureusement ou heureusement pour moi, deux paysans passaient en ce moment qui, après m'avoir regardé un instant, se jetèrent sur moi, et malgré ma défense me maintinrent les bras, tandis que mon enragé mougick ramassait une autre poignée de neige, et, comme s'il ne voulait pas en avoir le démenti, se précipitait de nouveau sur moi. Cette fois, profitant de l'impossibilité où j'étais de me défendre, il se mit à recommencer ses frictions. Mais, si j'avais les bras pris, j'avais la langue libre croyant que j'étais la victime de quelque méprise ou de quelque guet-apens, j'appelai de toute ma force au secours. Un officier accourut et me demanda en français à qui j'en avais.

« Comment, monsieur! » m'écriai-je en faisant un dernier effort et en me débarrassant de mes trois hommes, qui, de l'air le plus tranquille du monde, se remirent à continuer leur chemin, l'un vers la Perspective, et les les deux autres du côté du quai Anglais, « vous ne voyez donc pas ce que ces drôles me faisaient? Que vous faisaient-ils donc? Mais ils me frottaient la figure avec de la neige. Est-ce que vous trouveriez cela une plaisanterie de bon goût, par hasard, avec le temps qu'il fait? Mais, monsieur, ils vous rendaient un énorme service, me répondit mon interlocuteur en me regardant comme nous disons, nous autres Français, dans le blanc des yeux. Comment cela? - Sans doute, vous aviez le nez gelé. Miséricorde m'écriai-je en

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portant la main à la partie menacée. Monsieur, dit un passant en s'adressant à l'interlocuteur, monsieur l'officier, je vous préviens que votre nez gèle. Merci, monsieur, » dit l'officier comme si on l'eût prévenu de la chose la plus naturelle du monde.

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Et se baissant, il ramassa une poignée de neige et se rendit à lui-même le service que m'avait rendu le pauvre mougick que j'avais si brutalement récompensé de son obligeance.

« C'est-à-dire alors, monsieur, que sans cet homme...

Vous n'auriez plus de nez, continua l'officier en se frottant le sien.

« Alors, monsieur, permettez... »

Et je me mis à courir après mon mougick, qui, croyant que je voulais achever de l'assommer, se mit à courir de son côté, de sorte que, comme la crainte est naturellement plus agile que la reconnaissance, je ne l'eusse probablement jamais rattrapé si quelques personnes, en le voyant fuir et en me voyant le poursuivre, ne l'eussent pris pour un voleur, et ne lui eussent barré le chemin. Lorsque j'arrivai, je le trouvai parlant avec une grande volubilité, afin de faire comprendre qu'il n'était coupable que de trop de philanthropie; dix roubles que je lui donnai expliquèrent la chose. Le mougick me baisa les mains, et un des assistants, qui parlait français, m'invita à faire désormais plus d'attention à mon nez. L'invitation était inutile; pendant tout le reste de ma course, je ne le perdis pas de vue.

(Mémoires d'un maître d'armes à Saint-Pétersbourg.)

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