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haine qu'elle a pour Barricini s'unissent et se confondent; les deux sentiments n'en font qu'un comme dans Électre. Ce que l'amour fraternel inspire à Colomba sert aussi à sa rancune, et ce que la rancune lui conseille sert aussi à l'amour fraternel; quand son frère passe devant la maison des Barricini, Colomba a soin de le couvrir de son corps; en même temps elle excite sa colère et sa haine contre ses ennemis par tous les moyens qu'elle peut inventer, bons et mauvais. Elle le mène à la place où son père a été tué; puis, de retour à la maison, elle lui montre une chemise couverte de larges taches de sang Voici la chemise de notre père, Orso, la jeta sur ses genoux; - voici le plomb qui l'a frappé, et elle posa sur la chemise deux balles oxydées. Orso, mon frère, cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force, Orso, tu le vengeras!

et elle

Malgré sa répugnance pour la vendetta, Orso, excité par sa sœur et par l'opinion de ses compatriotes, et de plus attaqué dans la montagne par les deux fils de l'avocat Barricini, les tue et accomplit la vengeance de Colomba. Mais il est forcé, dans les premiers moments, de se cacher dans les macchi, c'est-à-dire dans les broussailles impénétrables qui, en Corse, servent de retraite aux banditi. C'est alors qu'éclate plus vivement que jamais l'amour de Colomba pour son frère. Quelles vives angoisses quand elle apprend qu'il a dû rencontrer ses ennemis dans la montagne! Quelle émotion quand Celina, la nièce d'un des bandits près desquels Orso s'est réfugié, arrive montée sur le cheval d'Orso. « Mon frère est mort!» s'écria Colomba d'une voix déchirante...

:

Tous coururent à la porte de la maison. Avant que Celina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba, qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa première parole fut Il vit! Colomba cessa de l'étreindre, et Celina tomba à terre aussi lestement qu'une jeune chatte. Les autres? demanda Colomba d'une voix rauque. Celina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa pâleur mortelle; elle jeta un regard ardent sur la maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes : « Rentrons prendre le café. »

(Cours de littérature dramatique.)

VICTOR HUGO.

(1802.)

M. Victor Hugo, un des plus grands poëtes lyriques de notre littérature, occupe aussi une place éminente parmi nós prosateurs contemporains. En prose comme en vers, c'est un artiste consommé en fait de style. Quand il veut écrire avec mesure, il a des pages comparables aux plus belles de celles des maîtres. Mais, en général, le style chez lui s'enrichit trop aux dépens de l'idée et du sentiment. Il y a une luxuriante exubérance de mots, de figures, d'images, qu'on ne trouverait peut-être dans aucun de nos écrivains. Il y a trop de tintamarre là-dedans, disait M. Jourdain. On n'est pas seulement ébloui, on est étourdi.

M. Victor Hugo a écrit en prose des Préfaces remarquables, qui sont

la poétique de l'école nouvelle; Un voyage sur le Rhin et plusieurs romans, dont le meilleur est intitulé Notre-Dame de Paris.

Une histoire d'ours.

Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Je m'en revenais à pied; j'étais parti d'assez grand matin, et vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chène, sur un talus d'herbe, les pieds pendant dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert.

Comme j'achevais la quatrième ligne, je lève vaguement les yeux, et j'aperçois de l'autre côté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. A midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucinations. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait

Voyez la Notice de M. Victor Hugo dans les Poëtes.

voir ses crocs déchaussés; un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux.

Il n'y avait pas un bûcheron dans la forêt, et le peu que je voyais du chemin à cet endroit-là était absolument désert.

Je n'étais pas sans éprouver quelque émotion. On se tire parfois d'affaire avec un chien en l'appelant Soliman ou Azor; mais que dire à un ours? D'où venait cet ours? Que signifiait cet ours dans la forêt de Bondy, sur le grand chemin de Paris à Claye? A quoi rimait ce vagabond d'un nouveau genre? C'était fort étrange, fort ridicule, fort déraisonnable, et après tout fort peu gai. J'étais, je vous l'avoue, très-perplexe. Je ne bougeais pas cependant; je dois dire que l'ours, de son côté, ne bougeait pas non plus; il me paraissait même, jusqu'à un certain point, bienveillant. Il me regardait aussi tendrement que peut regarder un ours borgne. A tout prendre, il ouvrait bien la gueule, mais il l'ouvrait comme on ouvre une bouche. Ce n'était pas un rictus, c'était un bâillement; ce n'était pas féroce, c'était presque littéraire. Cet ours avait je ne sais quoi d'honnête, de béat, de résigné et d'endormi ; et j'ai trouvé depuis cette expression de physionomie à de vieux habitués de théâtre qui écoutaient des tragédies. En somme, sa contenance était si bonne, que je résolus, aussi moi, de faire bonne contenance. J'acceptai l'ours pour spectateur, et je continuai ce que j'avais commencé.

Pendant que j'écrivais, une grosse mouche vint se poser sur l'oreille ensanglantée de mon spectateur. Il leva lentement sa patte droite et la passa par-dessus son oreille

avec le mouvement d'un chat. La mouche s'envola. Il la chercha du regard; puis, quand elle eut disparu, il saisit ses deux pattes de derrière avec ses deux pattes de devant, et, comme satisfait de cette attitude classique, il se remit à me contempler. Je déclare que je suivais ses mouvements variés avec intérêt.

Je commençais à me faire à ce tête-à-tête lorsque survint un incident: un bruit de pas précipités se fit entendre dans la grande route, et tout à coup je vis déboucher au tournant un autre ours, un grand ours noir; le premier était fauve. Cet ours noir arriva au grand trot, et, apercevant l'ours fauve, vint se rouler gracieusement à terre auprès de lui. L'ours fauve ne daignait pas regarder l'ours noir, et l'ours noir ne daignait pas faire attention à moi.

Je confesse qu'à cette nouvelle apparition, qui élevait mes perplexités à la seconde puissance, ma main trembla. Deux ours! pour le coup c'était trop fort. Quel sens cela avait-il? A qui en voulait le hasard ? Si j'en jugeais par le côté d'où l'ours noir avait débouché, tous deux venaient de Paris, pays où il y a pourtant peu de bêtes, sauvages surtout.

J'étais resté comme pétrifié. L'ours fauve avait fini par prendre part aux jeux de l'autre, et, à force de se rouler dans la poussière, tous deux étaient devenus gris. Cependant j'avais réussi à me lever, et je me demandais si j'irais ramasser ma canne qui avait roulé à mes pieds dans le fossé, lorsqu'un troisième ours survint, un ours rougeâtre, petit, difforme, plus déchiqueté et plus saignant encore que le premier; puis un quatrième, puis

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