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mais de s'appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l'art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même point de la mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages; il exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux; cet homme n'avait joui d'aucune richesse, et tandis qu'on le nommait pair d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme un matelot; puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l'histoire, des voyages, des essais et Shakspeare tant qu'il leur plairait; il écri– vait : « Nous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah, »— après la victoire de Trafalgar, que j'eus la douleur de lui voir gagner et dont il avait tracé le plan avec son ami Nelson, à qui il succéda.

Quelquefois il sentait sa santé s'affaiblir, il demandait grâce à l'Angleterre; mais l'inexorable lui répondait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille d'or par chaque belle action; sa poitrine en était surchargée. Il écrivait encore : « Depuis que j'ai quitté mon pays, je n'ai pas passé dix jours dans un port, mes yeux s'affaiblissent; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce que, sur tant d'officiers, il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur en habileté. » L'Angleterre répon

dait Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu'à sa mort.

(SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES, liv. III. Un homme

de mer.)

SAINT-MARC GIRARDIN.

(1801.)

M. Saint-Marc GIRARDIN est né à Paris. Il entra jeune dans l'enseignement, puis dans la presse, qui l'a conduit à la Sorbonne, au conseil de l'instruction publique, à la députation et à l'Académie française. Le principal ouvrage de M. Saint-Marc Girardin est un Cours de littérature dramatique, ou De l'usage des passions dans le drame, chez les anciens et les modernes. Il prend un sentiment, l'amour paternel, par exemple; il examine comment on l'a exprimé autrefois, comment on l'exprime aujourd'hui, et il cherche à tirer de cette comparaison quelque instruction utile, quelque leçon de bon goût et de saine morale. Ainsi, d'un cours de littérature il fait un véritable cours de morale, où les notions les plus justes sur le vrai et le bien s'unissent au sentiment le plus exquis de l'art. « J'ai aimé, dit-il, à montrer l'union qui existe entre le bon goût et la bonne morale. » C'est le côté moral qui fait l'originalité et le principal mérite de cet excellent ouvrage.

Comme écrivain, M. Saint-Marc Girardin se distingue par le bon sens, par un esprit fin et enjoué, un atticisme élégant et une grâce familière qui rappelle à la fois Voltaire et Fénelon.

Nous avons encore de M, Saint-Marc Girardin des Notices politiques et littéraires sur l'Allemagne, et des Essais de littérature et de mo rale, excellent recueil d'articles sur la littérature, la morale et la religion.

La société et les poëtes.

Je sais bien que l'ingénieux auteur de Chatterton a rattaché à son personnage une théorie sur les devoirs que

la société est tenue de remplir envers les poëtes : elle doit, quand elle rencontre le génie, le soutenir, l'encourager et l'affranchir par ses dons des soins et des embarras de la vie; le génie enfin doit avoir sa liste civile. Jy consens de grand cœur, et mon offrande est prête. Ditesmoi seulement à quel signe je puis le reconnaître. Est-ce à la vanité impatiente? à la promptitude des découragements? à l'avortement des espérances? à l'estime de soi et au dédain d'autrui? Hélas! à ce compte, le génie court les rues; et bien fou qui se ferait débiteur quand il pourrait lui-même, en aidant un peu à ses propres défauts, se faire créancier. A Dieu ne plaise que je veuille ici dresser le signalement du génie! Il me semble seulement que le génie a un signe trop oublié de nos jours, un signe qui le caractérisait autrefois de la manière la plus éclatante il est patient et vivace. La force de vivre fait essentiellement partie du génie. Voyez Homère, le Dante, le Tasse, Milton: le malheur ne leur a pas manqué; ils ont vécu cependant, parce qu'ils avaient en eux la force qui fait supporter les peines de la vie. Dieu ne leur avait pas donné le génie comme un parfum léger qui s'évapore dès qu'on secoue le flacon qui le contient, mais comme un viatique généreux qui soutient l'homme pendant un long voyage. Quoi! vous avez en vous une pensée divine et immortelle, et vous ne savez pas supporter les ennuis de la vie, le dédain des sots, la méchanceté des calomniateurs, la froideur des indifférents! Quoi! vous marchez la tête dans les cieux, et vous vous plaignez, parce qu'un insecte caché dans l'herbe vous a piqué le pied en passant! - Sauvez, me dit-on, le génie

:

de sa propre faiblesse et de sa langueur.

-

Mais je me

défie du génie qui ne peut vivre qu'en serre chaude, et je n'attends de cette plante souffreteuse ni fleurs qui aient de parfum, ni fruits qui aient de saveur. On s'écrie qu'il ne faut au génie que deux choses: la vie et la réverie, le pain et le temps. Le pain! Dieu a dit à l'homme qu'il ne le mangerait qu'à la sueur de son visage. Pourquoi le génie serait-il dispensé de cette loi du travail, qui est la loi de Dieu ? - Mon travail, dit le génie, c'est de rêver. - Hélas! la rèverie n'est pas une profession que la société puisse reconnaître et récompenser. Elle a tort, dit-on; c'est à la rêverie que nous devons la poésie, et la poésie doit avoir son prix dans le monde. — Oui! aussi obtient-elle le plus beau prix que l'homme puisse donner à l'homme : elle obtient la gloire. Et voyez quelle admirable justice dans cette distribution que l'homme fait de la gloire aux grands poëtes! Jusqu'au jour où la poésie sort, grande et belle, des longues rèveries du poëte, personne ne savait si son rève serait stérile ou fécond, et s'il resterait à l'homme éveillé quelque chose des enchantements de l'homme endormi; car enfin si le rêveur n'a à me raconter, en s'éveillant, que les sornettes de sa nuit, pourquoi le récompenserais-je? pourquoi lui dirais-je Rèvez, rèvez encore, faiseur de mauvais songes; pendant votre sommeil, je travaillerai pour vous? Non! au travail incertain de la rèverie l'homme a raison d'offrir seulement l'espérance incertaine de la gloire. C'est à l'aide de l'espérance de la gloire qu'il entretient la rêverie tant qu'elle rève, ne sachant pas ce qu'enfanteront ces rèves. Mais le jour où la poésie s'élance du

cerveau du divin songeur, alors, outre la gloire, l'homme donne au génie, de notre temps surtout, la fortune et les honneurs; et souvent alors, chose étrange, c'est le moment que Dieu semble choisir pour retirer au génie quelque chose de sa force et de sa beauté ; comme si, lorsque l'homme s'empresse d'ajouter ses dons aux dons

que Dieu a faits, Dieu reprenait aussitôt les siens, pour éviter le mélange entre les trésors de la terre et les trésors du ciel, (Cours de littérature dramatique.)

Histoire de Colomba.

Colomba a vu périr son père assassiné par son ennemi, l'avocat Barricini. L'assassin a su dérober son crime aux yeux de la justice; mais Colomba n'a pas mis l'espoir de sa vengeance dans les froides sévérités de la loi. Elle a un frère, lieutenant dans la garde impériale, qui doit bientôt revenir en Corse. C'est lui qui est maintenant le chef de la famille, et c'est lui qui, selon les idées de la Corse, doit venger son père. Il revient enfin cet Oreste attendu si longtemps; mais son séjour sur le continent lui a fait concevoir, de l'honneur et de la justice, d'autres sentiments que ceux de ses compatriotes et surtout de sa sœur : il déteste la vendetta. Il faut voir alors avec quel mélange d'amour fraternel et d'ardeur de vengeance Colomba pousse son frère à ce meurtre expiatoire, qu'elle eût elle-même accompli si elle n'eût cru que l'exécution de la vengeance appartenait à son frère comme chef de la famille.

Dans Colomba, l'amour qu'elle a pour son frère et la

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