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ALFRED DE VIGNY.

(1799.)

M. Alfred DE VIGNY, né à Loches, en Touraine, d'une famille noble et ancienne, est un écrivain aussi distingué en prose qu'en vers. Il a écrit Cinq-Mars, tableau fidèle du règne de Louis XIII, un des meilleurs romans historiques de notre époque; Stello, peinture poétique des souffrances et de la fin tragique de Chatterton, de Gilbert et d'André Chénier; Servitude et grandeur militaires, récit énergique et touchant de la vie dure et de l'héroïsme ignoré du soldat; et deux drames, la Maréchale d'Ancre et Chatterton, qui est le meilleur des deux. Le principal défaut de ces ouvrages est un certain manque de réalité, un air de poétique chimère l'invraisemblance refroidit les plus belles scènes. Comme écrivain, M. de Vigny a le culte de l'art, et il le porte dans les moindres détails. Aussi ses ouvrages sont écrits avec un soin scrupuleux et une rare élégance. Peut-être son style se ressent-il de ce travail lent et minutieux, et accuse-t-il un peu l'odeur de la lampe nocturne.

L'amiral Collingwood.

Je reçus un commandement sur une embarcation, dès le lendemain de mon arrivée à Boulogne. Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait des bordées avec une majestueuse lenteur: elle allait, elle venait, elle virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne. Le misérable bateau plat, de nouvelle et mauvaise invention, s'était risqué fort avant avec quatre autres bâtiments pareils; et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi

depuis le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nous eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre l'Angleterre et nous; mais c'était, au contraire, entre nous et la France. La côte de Boulogne était à plus d'une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fìmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames, et pendant que nous nous démenions, la paisible frégate continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de nous, faisant le manége et changeant de main comme un cheval bien dressé, et dessinant des s et des z sur l'eau de la façon la plus aimable. Nous remarquâmes qu'elle eut la bonté de nous laisser passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même tout d'un coup

elle les retira tous dans l'intérieur et ferma tous ses sabords. Je crus que c'était une manœuvre toute pacifique, et je ne comprenais rien à cette politesse. Mais un gros vieux marin me donna un coup de coude et me dit : « Voilà qui va mal! » En effet, après nous avoir bien laissés courir devant elle comme des souris devant un chat, l'aimable et belle frégate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula et passa joyeusement par-dessus nous, laissant quelques canots pêcher les prisonniers, desquels je fus, moi dixième, sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle frégate se nommait la Naïade, et, pour ne pas perdre l'habitude française des jeux de

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mots, vous pensez bien que nous ne manquàmes jamais de l'appeler depuis la Noyade.

J'avais pris un bain si violent, que l'on était sur le point de me rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon portefeuille y trouva une lettre de mon père et la signature de lord Collingwood. Il me fit donner des soins plus attentifs; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris connaissance, ce fut non à bord de la gracieuse Naïade, mais sur la Victoire. Je demandai qui commandait cet autre navire. On me répondit laconiquement : « Lord Collingwood. » Je crus qu'il était fils de celui qui avait connu mon père; mais quand on me conduisit à lui, je fus détrompé : c'était le même homme.

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute paternelle, qu'il ne s'attendait pas à être le gardien du fils après l'avoir été du père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouverait pas plus mal ; qu'il avait assisté aux derniers moments de ce vieillard, et qu'en apprenant mon nom il avait voulu m'avoir à son bord; il me parlait le meilleur français avec une douceur mélancolique, dont l'expression ne m'est jamais sortie de la mémoire. Il m'offrit de rester à son bord, sur parole de ne faire aucune tentative d'évasion. J'en donnai ma parole d'honneur sans hésiter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me trouvant beaucoup mieux à bord de la Victoire que sur quelque ponton; étonné de ne rien voir qui justifiât les préventions qu'on nous donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec les officiers du

bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître l'une et l'autre avec une politesse d'autant plus grande que leur amiral me traitait comme son fils. Cependant une grande tristesse me prenait quand je voyais de loin les côtes blanches de la Normandie, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l'envie que j'en avais, parce que j'étais jeune et courageux ; mais ensuite, dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur, dès que j'étais couché et endormi, les larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trempaient mes joues et la toile de mon lit au point de me réveiller..............

Un soir surtout, j'étais accablé de ma solitude, et je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J'imaginai une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de conversations de pages et d'enfants guerriers, l'objet de tant d'envie parmi mes compagnons. J'étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d'action et de combat qu'à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement tirer par le bras, et en me retournant je vis, debout derrière moi, le bon amiral Collingwood.

Il avait à la main sa lunette de nuit, et il était vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur l'épaule d'une façon paternelle, et je remarquai un air de mélancolie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses cheveux blancs, à demi poudrés, tombaient assez négligemment sur ses oreilles,

et il y avait, à travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fonds de tristesse qui me frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout d'abord, plus de respect et d'attention.

« Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. J'ai quelques petites choses à vous dire; voulez-vous causer un peu avec moi? »

-

Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnaissance et de politesse, qui n'avaient pas le sens commun probablement, car il ne les écouta pas, et s'assit sur un banc, me tenant une main. J'étais debout devant lui. « Vous n'ètes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer; elle me garde de tous côtés, toujours des flots et des flots; je ne vois qu'eux, je n'entends qu'eux. Mes cheveux ont blanchi sous leur écume, et mon dos s'est un peu voûté sous leur humidité. J'ai passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie est un ètre idéal que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je lui deviens plus nécessaire. C'est le sort commun, et c'est même ce que nous devons le plus souhaiter que d'avoir de telles chaînes; mais elles sont quelquefois bien lourdes. »

Il s'interrompit un instant, et nous nous tûmes tous deux, car je n'aurais pas osé dire un mot, voyant bien qu'il allait poursuivre.

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« J'ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon devoir quand je vous ai vu à mon bord.

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