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serez mal logée, préparez vite le chausson où vous mettrez vos équipages, et tenez-vous prête à partir quand le signal sera donné.

Vous trouverez, en débarquant, un homme qui vous recevra avec un respect bien profond et une affection bien tendre.

A M. DE CHATEAUBRIAND.

Paris, septembre 1819.

M. Maillet-Lacoste, vrai métromane en prose, et l'homme du monde le plus capable de bien écrire, si, ne voulant pas écrire trop bien, il pouvait quelquefois s'occuper d'autre chose que de ce qu'il écrit: M. MailletLacoste, qui sera jeune jusqu'à cent ans, et qui est le meilleur, le plus sensé, le plus honnête, le plus incorruptible et le plus naïf de tous les jeunes gens de tout âge; mais qui donne à sa candeur même un air de théâtre, parce que sa chevelure hérissée, ses attitudes et le son même de sa voix se ressentent des habitudes qu'il a prises sur le trépied où il est sans cesse monté quand il est seul, et d'où il ne descend guère quand il ne l'est pas M. Maillet, à qui il ne manque que de la paresse, .du relâche, de la détente de tète, pour travailler admirablement, et qui a travaillé avec autant d'éloquence que de courage, il y a vingt ans, contre la tyrannie de l'époque, comme l'attestent des opuscules dont je vous ai remis, il y a dix ans, un exemplaire qui vous aurait fait connaître son mérite si vous l'aviez

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lu, mais que vous n'avez pas lu, parce que, occupé comme vous l'ètes, vous ne lisez rien, et je crois que vous faites bien, par une prérogative qui n'appartient qu'à vous M. Maillet, qui a perdu une assez grande fortune à Saint-Domingue, sans y prendre garde et sans pouvoir s'en souvenir, parce qu'il était occupé d'une fable de Phèdre, et que depuis il est perpétuellement aux prises avec une période de Cicéron ou avec une des siennes M. Maillet, qui, mis en déportation par le Directoire, entra dans une école de Bretagne, dont il fit la fortune, pour des souliers et un habit, sans s'apercevoir ni de l'injustice des hommes, ni de son changement de situation, parce qu'il est toujours en repos, quoique toujours agité sur le sommet de ses idées M. Maillet, qui, avec les plus hautes, mais les plus innocentes prétentions, met à ses fonctions obscures de professeur autant d'importance que s'il n'était qu'un sot; qui en remplit tous les devoirs avec la conscience et le dévouement d'un Rollin; qui excelle à tout enseigner, et enseigne tout ce qu'on veut, depuis le rudiment jusqu'à l'arithmétique, en passant par tous les degrés intermédiaires, humanités, rhétorique et philosophie: M. Maillet, dont le destin est d'être apprécié et oublié; que l'Université, tout en rendant justice à son mérite académique, laisse en province quand tant d'autres sont à Paris; que M. de Fontanes lui-même a négligé, quoiqu'il fût très-déterminé à le servir; que M. Dussault a quelquefois admiré; qui compte un grand nombre de partisans, mais dont tout le monde parle en souriant, excepté moi : M. Maillet, qui a une ambition que tous les lauriers du Parnasse ne

couronneraient pas assez, et une modération que le suffrage d'un enfant contenterait; qui donnerait tous les biens de ce monde, quoique occupé de ceux de l'autre, pour une louange, et toutes les louanges de la terre pour une des vôtres, ou pour un moment de votre bienveillance et de votre attention: M. Maillet, enfin, dont je vous ai parlé plusieurs fois, mais dont le nom peutêtre vous sera nouveau, parce que la fatalité qui le poursuit, sans qu'il s'en doute, vous aura sûrement rendu sourd: M. Maillet donc vient d'arriver à Paris. Je lui envoie tout ouverte cette recommandation, dont un autre se fâcherait, et qui le comblera de joie. Ayez-y égard, je vous en conjure. Accueillez mon Maillet, le plus sage des fous et le plus fou des sages, mais un des meilleurs esprits du monde, si cet esprit était plus froid, et une des meilleures âmes que le ciel ait jamais créées, quoiqu'il ne soit occupé que de son esprit; espèce d'aigle sans bec, sans serres, sans fiel, mais non pas sans élévation assurément; un jeune homme de l'autre monde, que les connaisseurs généreux, comme vous l'êtes, doivent apprécier dans celui-ci, afin que justice soit faite, car il n'y fera pas fortune. Rendez-le heureux avec un mot et un sourire : cela me fera du bien. Adieu.

DE BONALD.

(1754-1840.)

Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte DE BONALD, l'un des plus babiles écrivains de l'école absolutiste, naquit au Monna, près de Milhau en Rouergue, d'une famille distinguée dans la magistrature. La philosophie et la politique de M. de Bonald sont résumées dans sa fameuse théorie de l'Origine divine du langage: l'homme ne peut penser sans les mots, et les mots viennent de Dieu. La raison humaine, faible pår elle-même, reçoit de la révélation toute sa lumière: de là les attaques contre cette raison, contre la liberté et la philosophie; de là aussi l'institution divine du pouvoir et la légitimité du droit divin. On n'a pas besoin de beaucoup de réflexion pour comprendre tout ce que cette théorie a d'excessif et de dangereux

M. de Bonald a publié la Théorie du pouvoir politique et religieux, des Mélanges littéraires et philosophiques; des Recherches philosophiques; le Divorce au XIXe siècle; la Législation primitive, etc. C'est dans la Législation primitive qu'il développa sa maxime célèbre : La littérature est l'expression de la société. M. de Bonald est un logicien froid, vigoureux, fin, ingénieux. Comme écrivain, il manque de grâce, de charme, d'atticisme et quelquefois de délicatesse.

Correspondance de la pensée et de l'expression.

La correspondance naturelle et nécessaire des pensées et des mots qui les expriment, et la nécessité de la parole pour rendre présentes à l'esprit ses propres pensées et les pensées des autres, peuvent être rendues sensibles par une comparaison, dont l'extrême exactitude prouverait toute seule une analogie parfaite entre les lois de notre intelligence et celles de notre être physique.

Si je suis dans un lieu obscur, je n'ai pas la vision

oculaire ou la connaissance par la vue de l'existence des corps qui sont près de moi, pas même de mon propre corps; et, sous ce rapport, ces corps, quoique réellement existants autour de moi, sont, à mon égard, comme s'ils n'existaient pas. Mais si un rayon de lumière vient tout à coup pénétrer dans ce lieu, tous les corps en reçoivent leur expression particulière, je veux dire leur forme et leur couleur; chaque objet se produit à mes yeux par les contours et les lignes qui le terminent ; j'aperçois tous ces corps, je les distingue tous les uns des autres, je vois et je distingue mon propre corps, et je juge les rapports de figure, de grandeur, de distance, que tous ces corps ont entre eux et avec le mien.

L'application est aisée à faire. Notre entendement est ce lieu obscur où nous n'apercevons aucune idée, pas mème celle de notre intelligence, jusqu'à ce que la parole humaine, dont on peut dire aussi, comme de la parole divine, qu'elle éclaire tout homme venant en ce monde, pénétrant jusqu'à mon esprit, par le sens de l'ouïe, comme le rayon de soleil dans le lieu obscur, porte la lumière au sein des ténèbres, et donne à chaque idée, pour ainsi dire, la forme et la couleur qui la rendent perceptible pour les yeux de l'esprit. Alors chaque idée, appelée par son nom, se présente, et répond, comme les étoiles dans le livre de Job au commandement de Dieu Me voilà! alors seulement nos propres idées sont exprimées même pour nous, et nous pouvons lés exprimer pour les autres. Nous nous entendons nousmêmes, et nous pouvons nous faire entendre des autres hommes; nous avons la conscience de nos propres idées,

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