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le pays, le travail y fut moins demandé, parce qu'il n'offrait plus de bénéfices à ceux qui le payaient, et en même temps le prix des choses nécessaires à la vie augmenta.

L'homme de labeur et sa famille commencèrent donc à souffrir beaucoup. Après avoir bientôt épuisé ses modiques épargnes, il lui fallut vendre pièce à pièce ses meubles d'abord, puis quelques-uns même de ses vètements; et, quand il se fut ainsi dépouillé, il demeura, privé de toutes ressources, face à face avec la faim. Et la faim n'était pas entrée seule en son logis; la maladie y était aussi entrée avec elle.

Or, cet homme avait deux voisins, l'un plus riche, l'autre moins.

Il s'en alla trouver le premier, et il lui dit : « Nous « manquons de tout, moi, ma femme et mes enfants : << ayez pitié de nous. >>

Le riche lui répondit : « Que puis-je à cela? Quand « vous avez travaillé pour moi, vous ai-je retenu votre << salaire, ou en ai-je différé le payement? Jamais je ne << fis aucun tort ni à vous ni à nul autre mes mains « sont pures de toute iniquité. Votre misère m'afflige, <<< mais chacun doit songer à soi dans ces temps mauvais : « qui sait combien ils dureront? »>

Le pauvre père se tut; le cœur plein d'angoisse, il s'en retournait lentement chez lui lorsqu'il rencontra l'autre voisin moins riche.

Celui-ci, le voyant pensif et triste, lui dit : « Qu'avez<«<vous? il y a des soucis sur votre front et des larmes « dans vos yeux. »

Et le père, d'une voix altérée, lui exposa son infortune.

Quand il eut achevé : « Pourquoi, lui dit l'autre, vous « désoler de la sorte? Ne sommes-nous pas frères? Et << comment pourrais-je délaisser mon frère en sa dé<< tresse? Venez, et nous partagerons ce que je tiens de « la bonté de Dieu. >>

La famille qui souffrait fut ainsi soulagée jusqu'à ce qu'elle pût elle-même pourvoir à ses besoins. (Livre du Peuple.)

L'art d'écrire.

Chaque art a un ordre particulier de moyens, et chacun de ces ordres partiels est, de plus, incomplet dans les limites qui le circonscrivent. Cela se voit clairement en ce qui touche l'art d'écrire. La langue est l'instrument de l'écrivain. Or, point de langue qui ne participe à l'imperfection essentielle du langage, et qui ne soit imparfaite encore comparativement aux autres langues, inférieures elles-mêmes à celle-ci sous d'autres rapports. Toutes ont leur structure, leurs tours propres, des mots qui leur appartiennent exclusivement. Voilà pourquoi la traduction est souvent impossible. Telle nuance d'idée ou de sentiment, tel effet d'harmonie ou de rhythme s'efface et disparaît dans un idiome différent. Combien de beautés que ne saurait reproduire la langue même la plus riche! Combien dès lors, s'il n'en existait qu'une, l'art serait-il appauvri! Quelque obstacle donc

qu'oppose aux mutuelles relations des hommes la diversité des langues, elle favorise à d'autres égards le développement général, en rendant possibles des multitudes de manifestations qui ne le seraient pas dans l'hypothèse d'une langue unique. Mais cela même fait comprendre tout ce que l'écrivain doit surmonter de difficultés pour exprimer ce qu'il sent et ce qu'il pense, comme il le pense et comme il le sent, pour incarner dans le langage l'idéal exemplaire que son esprit contemple intérieurement.

Cette faculté de saisir le vrai et le beau, en pénétrant jusqu'à leur source, est le fondement de l'art d'écrire, sa condition première; et, par le petit nombre de ceux qui ont excellé dans cet art difficile, on peut juger de la rareté de ce grand don. Toutefois il ne suffit pas seul. Il faut encore que l'écrivain soit doué d'un autre genre d'aptitude que ne donne pas l'exercice, mais qu'il développe, de l'aptitude à reproduire le type immatériel. Ce travail d'expression, aussi délicat que compliqué, se divise en deux branches, la composition, l'ordonnance générale du discours, et la structure particulière de la phrase. Considérons d'abord celle-ci.

Qu'est-ce qu'une phrase? Une pensée revêtue de la forme qui la manifeste. Il est donc nécessaire que la forme corresponde exactement à la pensée, qu'elle la représente avec une fidélité complète. Or, pour cela, on est obligé de recourir souvent à des procédés indirects que nécessite l'irremédiable imperfection des langues. Elles manquent de termes, et la combinaison de ceux qu'elles possèdent, toujours resserrée en d'étroites

limites, dépend non-seulement des lois universelles de la logique du langage, mais encore des lois grammaticales qui dérivent de la nature propre et de la constitution particulière de chaque langue. Toute violation de ces lois obscurcit le sens et affecte l'esprit d'une pénible impression de désordre. La place de chaque mot dans la phrase n'est cependant pas déterminée si rigoureusement que l'écrivain ne jouisse à cet égard de quelque liberté. Or, par la manière dont les mots sont rapprochés les uns des autres, ils se modifient mutuellement, de sorte que, sans perdre leur acception, ils peuvent, ainsi combinés, manifester soit une idée, soit un sentiment qui n'a point d'expression directe; comme certaines couleurs rapprochées donnent, en restant ce qu'elles étaient, la sensation de nuances produites par leurs mutuels effets et ce que nous disons des mots doit s'entendre également des membres de la phrase, de leur disposition respective.

Outre cela, quand la langue ne fournit pas le terme cherché, on y supplée par une image que l'esprit transforme dans l'idée qu'elle éveille indirectement en vertu de l'analogie qui subsiste entre elles, et ce procédé est si nécessaire et si naturel en même temps qu'il a présidé à la formation de toutes les langues; car il n'en est aucune où, en y regardant de près, on ne reconnaisse que les termes correspondants aux idées les plus spirituelles ont été tous originairement figurés. Enfin, pour atteindre son but, l'écrivain s'aide encore du rhythme et du son, moyen puissant, surtout lorsqu'il veut émouvoir le cœur ou exciter l'imagination, qui se plaît dans

le vague et l'infini, parce qu'elle abhorre les bornes. On voit que, pour l'écrivain, comme pour le peintre, l'art a deux éléments, le modèle idéal et la forme extérieure qui le rend perceptible aux sens. D'où deux sortes de beautés, la beauté du type spirituel et la beauté de la forme dans laquelle il s'incarne. Évidemment la beauté de la forme dérive de la beauté du type, elle emprunte de lui tout ce qu'elle a de réalité ; et quoique la forme, distincte du type, n'en dépende pas dans son existence matérielle, séparée de l'idée qui l'animait, elle ressemble à un corps dont la vie s'est retirée.

L'art d'écrire a un autre rapport avec la peinture. Comme elle, il se compose du dessin et du coloris. Le dessin réalise extérieurement l'idée, en arrête les contours, et c'est de lui que naît l'expression, c'est par lui qu'apparaît le beau idéal, qu'il se manifeste à l'esprit dans son invisible essence. Le coloris agit davantage sur les sens, et, lorsqu'il prédomine, l'effet, plus vif d'abord, est moins profond et moins durable. Il fatigue même bientôt en émoussant la sensibilité des organes. Dans le discours comme dans la peinture, le coloris doit donc être subordonné au dessin, et, quoiqu'ils soient tous deux nécessaires, le vrai génie d'écrire consiste beaucoup plus dans le dessin que dans le coloris.

Une même pensée n'est pas exprimée de la même manière en des langues diverses, ni, dans la même langue, par des écrivains divers. La raison en est que chaque peuple a, comme chaque écrivain, sa forme intellectuelle, que le premier empreint dans sa langue, le second dans son style. Cette empreinte personnelle en fait

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