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moins la faiblesse de notre esprit que son asservissement au corps. Subjugué par les sens, l'homme s'habitue à ne juger que par eux ou sur leur rapport. Il ne voit de réalité que dans ce qui le frappe, tout le reste lui paraît de vagues abstractions, des chimères. Il n'existe que dans le monde physique : le monde intellectuel est nul pour lui. Il nierait sa pensée même, si elle lui était moins présente et moins intime; mais ne pouvant, si j'ose le dire ainsi, se séparer d'elle, et refusant néanmoins de la reconnaître pour ce qu'elle est, il en fait le résultat de l'organisation, il la matérialise, afin de n'ètre pas obligé d'admettre des substances inaccessibles aux sens.

Et, chose remarquable! la culture des sciences physiques, qui avertissent l'homme à chaque instant de sa supériorité sur la brute, n'a servi qu'à fortifier en lui le penchant abject à se rabaisser au niveau des êtres les plus vils, en l'occupant sans cesse d'objets matériels. Alors son âme s'est dégoûtée d'elle-mème; elle a rougi de sa céleste origine, et s'est efforcée d'en éteindre jusqu'au dernier souvenir. Cet amour immense, qui fait le fond de son être, elle l'a détourné de son cours pour l'appliquer uniquement aux corps; elle les a aimés comme sa fin; elle a voulu s'identifier à eux, être périssable comme eux; elle s'est dit: Tu mourras ! et a tressailli d'espérance.

Toujours l'asservissement aux sens produit une vive opposition aux vérités morales et intellectuelles, et l'on ne doit point chercher ailleurs la cause de la profonde haine qu'ont montrée, dans tous les temps, pour le christianisme, certains individus et certains peuples.

C'est le combat éternel, le combat à mort de la chair contre l'esprit, des sens, que la religion chrétienne s'efforce de réduire en servitude, contre la raison, qu'elle affranchit, éclaire et divinise, parce que, dans ses préceptes et dans ses dogmes, elle n'est que l'assemblage et la manifestation de toutes les vérités utiles à l'homme.

A l'époque où le christianisme apparut sur la terre, le genre humain ne vivait plus, pour ainsi dire, que par les sens. Le culte, devenu un vain simulacre, ne se liait à aucune croyance. On le conservait par habitude, à cause de ses pompes et de ses fètes, et surtout parce qu'il tenait aux institutions de l'État. Du reste, la religion elle-même n'inspirait ni foi ni vénération. Les sages et les grands la renvoyaient avec mépris à la populace, qui, moins corrompue peut-être, voulait que les vices qu'elle adorait sous des noms empruntés offrissent, au moins dans leurs emblèmes, quelque chose de divin. Toutefois, il n'existait réellement d'autre religion que la volupté; et les sectes les plus sévères à leur origine, dégénérant bien vite d'une austérité factice, en étaient venues, par un renversement d'idées qui passa dans la langue mème, jusqu'à identifier la vertu avec le plaisir.

Sur ces simples observations, on peut juger de la bonne foi des écrivains qui ont prétendu que le christianisme s'était établi naturellement. En effet, il n'eut à surmonter que les intérèts, les passions et les opinions. Armé d'une croix de bois, on le vit tout à coup s'avancer au milieu des joies enivrantes et des religions dissolues d'un monde vieilli dans la corruption. Aux fètes brillantes du

paganisme, aux gracieuses images d'une mythologie enchanteresse, à la commode licence de la morale philosophique, à toutes les séductions des arts et des plaisirs il oppose les pompes de la douleur, de graves et lugubres cérémonies, les pleurs de la pénitence, des menaces terribles, de redoutables mystères, le faste effrayant de la pauvreté, le sac, la cendre, et tous les symboles d'un dépouillement absolu et d'une consternation profonde; car c'est là tout ce que l'univers païen aperçut d'abord dans le christianisme. Aussitôt les passions attaquent avec fureur l'ennemi qui se présente pour leur disputer l'empire. Les peuples, à grands flots, se précipitent sous leurs bannières; l'avarice y conduit les prêtres des idoles, l'orgueil y amène les sages, et la politique les empereurs. Alors commence une guerre effroyable : ni l'âge ni le sexe ne sont épargnés; les places publiques, les routes, les champs même et jusqu'aux lieux les plus déserts se couvrent d'instruments de torture, de chevalets, de bûchers, d'échafauds; les jeux se mêlent au carnage; de toutes parts on s'empresse pour jouir de l'agonie et de la mort des innocents qu'on égorge; et ce cri barbare: Les chrétiens aux lions! fait tressaillir de joie une multitude ivre de sang. Mais, dans ces épouvantables holocaustes que l'on se hâte d'offrir à des divinités expirantes, il faut que chacune ait ses victimes choisies; et une cruauté ingénieuse invente de nouveaux supplices pour la pudeur. Enfin, les bourreaux fatigués s'arrêtent, la hache échappe de leurs mains; je ne sais quelle vertu céleste, émanée de la croix, commence à les toucher eux-mêmes; à l'exemple des nations entières

subjuguées avant eux, ils tombent aux pieds du christianisme, qui, en échange du repentir, leur promet l'immortalité et déjà leur prodigue l'espérance. Signe sacré de paix et de salut, son radieux étendard flotte au loin sur les débris du paganisme écroulé. Les Césars jaloux avaient conjuré sa ruine, et le voilà assis sur le trône des Césars. Comment a-t-il vaincu tant de puissance? En présentant son sein au glaive, et aux chaînes ses mains désarmées. Comment a-t-il triomphé de tant de rage? En se livrant sans résistance à ses persécuteurs. (Introduction à l'Essai sur l'indifférence religieuse.)

L'Exilé.

Il s'en allait errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé!

J'ai passé à travers les peuples, et ils m'ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes point reconnus. L'exilé partout est scul.

Lorsque je voyais, au déclin du jour, s'élever du creux d'un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais Heureux celui qui retrouve le soir le foyer domestique, et s'y assied au milieu des siens! L'exilé partout est seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête? Elle me chasse comme eux, et qu'importe où? L'exilé partout est

seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles; mais ce

ne sont point les fleurs ni les arbres de mon pays; ils ne me disent rien. L'exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine; mais son murmure n'est pas celui qu'entendit mon enfance : il ne rappelle à mon âme aucun souvenir. L'exilé partout est seul.

Ces chants sont doux, mais les tristesses et les joies qu'ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L'exilé partout est seul.

On m'a demandé : Pourquoi pleurez-vous? Et quand je l'ai dit, nul n'a pleuré, parce qu'on ne me comprenait point. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des vieillards entourés d'enfants comme l'olivier de ses rejetons; mais aucun de ces vieillards ne m'appelait son fils, aucun de ces enfants ne m'appelait son frère. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des jeunes filles sourire, d'un sourire aussi pur que la brise du matin, à celui que leur amour s'était choisi pour époux; mais pas une ne m'a souri. L'exilé partout est seul.

J'ai vu des jeunes hommes, poitrine contre poitrine, s'étreindre comme s'ils avaient voulu de deux vies ne faire qu'une vie; mais pas un ne m'a serré la main. L'exilé partout est seul.

Il n'y a d'amis, d'épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L'exilé partout est seul.

Pauvre exilé ! cesse de gémir, tous sont bannis comme toi; tous voient passer et s'évanouir pères, frères, épou

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La patrie n'est point ici-bas; l'homme vainement l'y

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