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nets, des petits chapeaux, des petits shakos, des toques, des casquettes, des bourrelets, de jolis bras blancs qui se contrarient, de jolies mains blanches qui se repoussent, et tout cela, savez-vous pourquoi? pour saisir, pour avoir Polichinelle vivant! Je le comprends à merveille; mais moi, pauvres enfants, moi qui ai grisonné là, derrière vos pieds, il y a quarante ans que je l'attends!...

Eternité de Polichinelle.

On a retrouvé le berceau de Jupiter dans l'ile de Crète; on n'a jamais retrouvé le berceau de Polichinelle. « L'âge adulte est l'âge des dieux, » dit Hésiode, qui ne devait pas croire au berceau de Jupiter. L'âge adulte est l'âge aussi de Polichinelle, et je n'entends pas tirer de là une conséquence rigoureuse qui risquerait fort d'ètre une impiété. J'en conclus seulement qu'il a été donné à Polichinelle de fixer ce présent fugitif qui nous échappe toujours. Nous vieillissons incessamment, tous tant que nous sommes, autour de Polichinelle, qui ne vieillit pas. Les dynasties passent, les royaumes tombent, les pairies, plus vivaces que les royaumes, s'en vont; les journaux, qui ont détruit tout cela, s'en iront faute d'abonnés. Que dis-je? les nations s'effacent de la terre, les religions descendent et disparaissent dans l'abime du passé après les religions qui ont disparu; l'Opéra-Comique a déjà fermé deux fois, et Polichinelle ne ferme point. Polichinelle fustige encore le même enfant, Polichinelle bat toujours la même femme, Polichinelle as

sommera demain soir le barigel' qu'il assommait ce matin, ce qui ne justifie en aucune manière le soupçon de cruauté que des historiens ignorants ou prévenus font peser mal à propos sur Polichinelle. Ses innocentes rigueurs ne se déploient que sur des acteurs de bois, car tous les acteurs du théâtre de Polichinelle sont en bois. Il n'y a que Polichinelle qui soit vivant.

Polichinelle est invulnérable, et l'invulnérabilité des héros de l'Arioste est moins éprouvée que celle de Polichinelle. Je ne sais si son talon est resté caché dans la main de sa mère quand elle le plongea dans le Styx; mais qu'importe à Polichinelle, dont on n'a jamais vu les talons? Ce qu'il y a de certain et ce que tout le monde peut vérifier à l'instant mème sur la place du Châtelet, si ces louables études occupent encore quelques bons esprits, c'est que Polichinelle, roué de coups par les sbiassassiné par les bravi, pendu par le bourreau et emporté par le diable, reparaît infailliblement, un quart d'heure après, dans sa cage dramatique, aussi frisque, aussi vert et aussi galant que jamais, ne rèvant qu'amourettes clandestines et qu'espiègleries grivoises. Polichinelle est mort, vive Polichinelle! C'est ce phénomène qui a donné l'idée de la légitimité. Montesquieu l'aurait dit, s'il l'avait su. On ne peut pas tout savoir.

res,

1 Barigel, nom du chef des archers de la police à Rome.

LAMENNAIS.

(1782-1854.)

Félicité-Robert DE LAMENNAIS est né à Saint-Malo, d'une famille noble. Il se destina de bonne heure à l'état ecclésiastique. A trentecinq ans, il révéla son génie par l'Essai sur l'Indifférence religieuse. Chateaubriand avait rappelé l'homme à la foi par la poésie, par le sentiment; M. de Lamennais entreprit de vaincre la raison de l'incrédule, et de l'amener à croire par l'intelligence. Armé d'une logique de fer, il broya toutes les doctrines philosophiques du xvIIIe siècle. Son style, nerveux et plein d'harmonie, est digne des grands maîtres de notre littérature. L'Essai sur l'Indifference fut suivi d'une traduction de l'Imitation pleine de fraîcheur et de simplicité; du livre de la Religion dans ses rapports avec l'ordre civil et politique, attaque violente contre les libertés de l'Église gallicane et défense de la suprématie papale du livre des Progrès de la révolution, où les maux de l'humanité sont attribués à l'affaiblissement de l'idée religieuse.

La révolution de 1830 a exercé une puissante influence sur l'abbé de Lamennais. Il fonda d'abord le journal l'Avenir, pour servir d'organe aux idées catholiques unies aux idées libérales. Ses doctrines ayant été condamnées à Rome, il déclara la guerre à toutes les puissances de la terre dans ses Paroles d'un Croyant, véritable évangile démocratique, admirable de poésie et de style. Depuis, M. de Lamennais a publié les Affaires de Rome, livre plein de tristesse, de souffrance et de douceur; le Livre du Peuple, espèce de catéchisme populaire, où l'on trouve une morale pure et consolante, revêtue des formes les plus gracieuses; de l'Esclavage moderne; Amschaspands et Darvands, correspondance entre des génies qui critiquent avec amertume toutes nos institutions sociales et politiques. Dans son dernier ouvrage, Esquisse d'une philosophie, M. de Lamennais se sépare de l'Église chrétienne sur la création, sur la Trinité, sur le péché originel, sur l'origine du langage, etc. Il entreprend avec les lumières naturelles de construire une métaphysique chrétienne, ce qui est impossible. Ce second Bossuet, d'abord catholique ultramontain, tombe dans une espèce de scep ticisme religieux. La religion chrétienne, qu'il avait proclamée, dans son Essai sur l'Indifférence, comme l'assemblage et la manifestation

de toutes les vérités utiles à l'homme et, dans le Livre du Peuple, comme une religion de liberté, d'égalité et d'amour, comme la seule véritable, ne lui paraît plus qu'un mensonge, comme toutes les religions, comme la justice, les lois, la politique. Tous mentent ici-bas : les rois, les grands, les petits, les prêtres.

M. de Lamennais n'a pas trouvé, pour défendre ses nouvelles doctrines, tout le talent qu'il employait jadis à les combattre. Le style de ses derniers écrits, toujours clair, rapide, vigoureux, est d'une pureté moins expressive et d'un coloris moins éclatant que celui de ses premiers ouvrages. Si c'est toujours du beau français, c'est du beau français refroidi.

Indifférence religieuse.

Le siècle le plus malade n'est pas celui qui se passionne pour l'erreur, mais le siècle qui néglige, qui dédaigne la vérité. Il y a encore de la force et par consé→ quent de l'espoir là où l'on aperçoit de violents transports; mais lorsque tout mouvement est éteint, lorsque le pouls a cessé de battre, que le froid a gagné le cœur, qu'attendre alors, qu'une prochaine et inévitable dissolution?

En vain l'on essayerait de se le dissimuler, la société en Europe s'avance rapidement vers ce terme fatal. Les bruits qui grondent dans son sein, les secousses qui l'ébranlent ne sont pas les plus effrayants symptômes qu'elle offre à l'observateur: mais cette indifférence léthargique où nous la voyons tomber, ce profond assoupissement, qui l'en tirera? qui soufflera sur ces ossements arides pour les ranimer? Le bien, le mal, l'arbre qui donne la vie et celui qui produit la mort, nourris par le même sol, croissent au milieu des peuples qui, sans lever la tète, passent, étendent la main, et saisissent

leurs fruits au hasard. Religion, morale, honneur, devoirs, les principes les plus sacrés comme les plus nobles sentiments ne sont plus qu'une espèce de rève, de brillants et légers fantômes qui se jouent un moment dans le lointain de la pensée, pour disparaître bientôt sans retour. Non, jamais rien de semblable ne s'était vu, n'aurait pu même s'imaginer. Il a fallu de longs et persévérants efforts, une lutte infatigable de l'homme contre sa conscience et sa raison pour parvenir enfin à cette brutale insouciance. Arrêtez un moment vos regards sur ce roi de la création : quel avilissement incompréhensible! son esprit affaissé n'est à l'aise que dans les ténèbres. Ignorer est sa joie, sa paix, sa félicité ; il a perdu jusqu'au désir de connaître ce qui l'intéresse le plus. Contemplant avec un égal dégoût la vé– rité et l'erreur, il affecte de croire qu'on ne les saurait discerner, afin de les confondre dans un commun mépris; dernier excès de dépravation intellectuelle où il lui soit donné d'arriver: cum in profundum venerit, contemnit.

Or, quand on vient à considérer ce prodigieux égarement, on éprouve je ne sais quelle indicible pitié pour la nature humaine. Car se peut-il concevoir de condition plus misérable que celle d'un être également ignorant de ses devoirs et de ses destinées; et un plus étrange renversement de la raison que de mettre son bonheur et son orgueil dans cette ignorance même, qui devrait être bien plutôt le sujet d'un inconsolable gémissement?

La cause première d'une si honteuse dégradation est

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