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sité de Bourges. Son savoir et son mérite lui firent contier Feducation des fils de Henri II. Charles IX, un de ses élèves, devenu roi, le nomma évêque d'Auxerre, grand aumônier de France, conseiller d'État, conservateur de l'Université. On a d'Amyot une traduction des OEuvres complètes de Plutarque, de Longus et de Diodore de Sicile. Quoique traducteur, il est considéré comme un génie naturel et original. Peu d'écrivains connurent mieux le caractère de notre langue. Son style clair, facile, gracieux, abondant jusqu'à la redondance, rappelle un peu celui de Fénelon et de Bernardin de Saint-Pierre.

Mort de Philopémen.

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Si furent ceux qui étoient demeurés dans la ville de Messène épris de merveilleuse joie, quand ils entendirent cette nouvelle; et accoururent tous aux portes de la ville pour le veoir arriver mais quand ils virent qu'on le trainoit ainsi contumélieusement lié et garotté contre la dignité de tant d'honneurs qu'il avoit reçus en sa vie, et de tant de trophées et de victoires qu'il avoit gagnées, la plupart en eut pitié, jusqu'à leur en venir les larmes aux yeux, en considérant l'infirmité de la nature humaine, où il y a si peu de fiance que c'est moins que rien. Ainsi commença peu à peu à courir un propos de douceur par les bouches du peuple, qu'il falloit avoir souvenance des grâces qu'il leur avoit faites auparavant, et de la liberté qu'il leur avoit rendue, quand il chassa le tyran Nabis de Messène. Au contraire il y en avoit d'autres, mais bien peu, qui, pour gratifier à Dinocrate, disoient qu'il falloit donner la gehenne (torture), et puis le faire mourir comme un très-dangereux ennemi et qui ne pardonnnoit jamais depuis qu'on l'avoit une fois offensé au moyen de quoi

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il seroit plus à craindre à Dinocrate, s'il s'échappoit après avoir reçu de lui une telle ignominie, et avoir été prisonnier entre ses mains, qu'il n'étoit auparavant: toutefois à la fin ils le portèrent en un certain caveau dessous terre qu'ils appellent le trésor, lequel n'a ni air ni lumière de dehors aucunement, ni porte, ni demie (demi-porte), sinon une grosse pierre dont on bouche l'entrée ils le dérobèrent là-dedans, et puis refermèrent le pertuis (l'ouverture) avec la pierre, et mirent des hommes armés à l'environ pour le garder...

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Mais Dinocrate ne craignoit rien plus que le délai du temps, parce qu'il se doutoit bien que c'étoit ce qui seul pourroit sauver la vie à Philopémen. Par quoi, pour prévenir toutes les provisions que les Achéens y pourroient donner, quand la nuit fut venue, et que tout le peuple messénien se fut retiré, il fit ouvrir le caveau, et y fit dévaler l'exécuteur de haute justice, avec un breuvage de poison pour lui présenter, lui commandant de ne partir d'auprès de lui qu'il ne l'eût bu. Or étoit Philopémen, lorsque l'exécuteur entra, couché sur un petit manteau, non qu'il eût envie de dormir, mais bien le cœur serré de douleur, et l'entendement troublé d'ennui. Quand il vit de la lumière et cet homme auprès de lui, tenant en sa main un gobelet où étoit le breuvage du poison, il se leva en son séant, mais ce fut à grand' peine, tant il étoit foible, et prenant le gobelet, demanda à l'exécuteur s'il n'avoit rien ouï dire des chevaliers qui étoient venus avec lui, principalement de Lycortas. L'exécuteur lui fit réponse que la plupart s'étoit sauvée. Adonc il fit un peu de signe de la tète seulement, et en

le regardant d'un bon visage, lui dit : « Il va bien, puisque nous n'avons pas été malheureux en tout et partout.>> Et sans jeter autre voix ni dire autre parole, il but tout le poison, et puis se recoucha comme devant; si ne fit pas sa nature grande résistance au poison, tant son corps étoit débile, mais en fut tantôt étouffé et éteint. Vie de Philopémen.)

MONTAIGNE.

(1533-1592.)

Michel, seigneur de MONTAIGNE, naquit au château de ce nom, en Périgord. A vingt et un ans, il fut nommé conseiller au parlement de Bordeaux, et il sut s'attirer l'estime et la considération générale. Son carac tère insouciant, exempt d'ambition, ennemi de toute contrainte et son amour pour une vie tranquille le firent renoncer à ces fonctions assujettissantes. Il se retira dans son château, et partagea son temps entre la philosophie, la littérature et les soins de sa maison, Il lui vint dans l'idée d'écrire, et il se mit à raconter ses pensées et ses sentiments dans un livre auquel il donna le nom d'Essais. Ce sont des causeries pleines de finesse et de naïveté sur toutes sortes de sujets. Montaigne prend un sujet au hasard, l'examine: il rappelle et commente avec grace ce qu'ont écrit les anciens et les modernes ; il donne son avis non comme bon, mais comme sien. Tout en se jouant, il ébranle l'une après l'autre toutes les fausses doctrines de son temps ll attaque la législation confuse, débris de coutumes diverses et contradictoires; le pédantisme, l'ignorance et la sévérité des écoles ; l'esprit de faction, qui bouleverse le royaume pour le réformer; les disputes des théologiens, qui se querellent souvent sur des mots; les fureurs des sectaires, qui s'égorgent pour des opinions; les injustices judiciaires, la torture, l'inquisition, etc. On trouve

dans son livre des conseils excellents sur presque toutes les positions difficiles de la vie : c'est ce qui l'a fait appeler le Bréviaire des hommes. Quoique son style ne soit pas aussi correct qu'il aurait pu l'être, mêine de son temps, les Essais sont considérés comme le premier chef-d'œu vre classique de la littérature francaise.

Amitié de Montaigne et de la Boëtie '.

Au demourant, ce que nous appelons amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'autre d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant: « Parce que c'estoit luy, parce que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sçais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être veus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison de rapports; je croys par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms et à nostre première rencontre, qui feut par hazard en une grande feste et

La Boëtie, conseiller au parlement de Bordeaux, qui donnait les plus belles espérances et qu'une mort prématurée enleva à la tendresse de Montaigne.

compaignie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de nostre intelligence si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions touts deux hommes faicts, et luy plus de quelques années, elle n'avoit point à perdre de temps, et n'avoit à se régler au patron des amitiez molles et régulières, auxquelles il fault tant de précautions de longue et préalable conversation. Cette-cy n'a point d'aultre idée que d'elle-mesme, et ne se peult rapporter qu'à soy : ce n'est pas une spéciale considération, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est je ne sçays quelle quintessence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous feust propre, ny qui feust ou sien ou mien.

(Essais, liv. ler, chap. xxvI.)

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