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temps les deux brùlots approchent, conduits l'un et l'autre par des officiers anglais. L'un, dont le commandant ne put bien faire comprendre ses ordres par les Esclavons et les Grecs qui formaient son équipage, prit feu trop tôt, et brûla inutilement; l'autre s'en éloigna et gagna le centre de l'ennemi. Le crampon s'accrocha à quelques grillages d'un des plus gros vaisseaux turcs. Cinq minutes après, le vaisseau turc fut enflammé, et le feu gagna aussitôt les trois autres vaisseaux qui fermaient l'entrée du port.

Les vaisseaux russes, auxquels on avait envoyé toutes les chaloupes, se retirèrent pour n'être pas exposés quand les vaisseaux ennemis sauteraient en l'air.

L'escadre turque était si resserrée que les vaisseaux se touchaient presque les uns les autres. En peu d'instants les flammes, poussées par le vent, s'élevèrent, s'étendirent, et offrirent aux yeux des Russes le spectacle de la flotte ennemie embrasée tout entière. Le golfe de Tchesmé ne paraissait qu'un immense globe de feu. De lamentables cris sortaient de cette mer enflammée. La plus grande partie des équipages turcs était descendue à terre dans la journée précédente. Ce qui restait dans les navires se précipite dans la mer et cherche à fuir au rivage. Mais les canons de ces vaisseaux étant chargés, à mesure que la flamme les échauffait, les batteries faisaient feu et foudroyaient la côte. Quand l'embrasement eut gagné les soutes à poudre, d'affreux éclats retentissaient au sein de cet horrible incendie, et dispersaient au loin des débris, des corps expirants, des troncs mutilés.

Les habitants de Scio, accourus au rivage, et trem

blant de voir leur île pillée par les vainqueurs, voyaient distinctement, à la lueur de l'incendie et sur toute la face de la mer, différentes scènes de cette horrible catastrophe: les eaux couvertes de malheureux nageant à travers les débris enflammés; la forteresse de Tchesmé, la ville et une mosquée bâtie en amphithéâtre sur une colline, abîmées de fond en comble, et tous les habitants de cette côte fuyant sur les hauteurs éloignées. On entendait mugir dans l'enfoncement des terres les montagnes et les rochers. Au moment de cette destruction il y eut un si horrible fracas que Smyrne, distant de dix lieues, sentit la terre trembler.

Athènes, à plus de cinquante lieues d'une mer coupée d'ìles, prétend en avoir entendu le bruit. Les vaisseaux russes, quoique assez éloignés, étaient agités comme par les secousses d'une violente tempète. Cet affreux spectacle dura depuis une heure après minuit jusqu'à six heures du matin.

(Histoire de l'Anarchie de Pologne, liv. xi.)

BEAUMARCHAIS.

(1732-1799.)

Augustin Caron de BEAUMARCHAIS était fils d'un horloger de Paris. Il exerça d'abord l'état de son père, cultiva ensuite la musique avec succès, et l'enseigna aux fiiles de Louis XV. Plus tard, il entra dans les affaires, y déploya de grands talents et acquit une fortune considérable. Il

eut à soutenir trois procès qui firent beaucoup de bruit; il écrivit luimème sa défense, et composa ses fameux Mémoires, étincelants d'esprit, de verve, de gaieté et d'éloquence, vrai mélange du pamphlet, de la satire, de la comédie et du roman, trop souvent gâtés par le mauvais goût, la déclamation, la bouffonnerie et le cynisme. Nous avons encore de Beaumarchais plusieurs comédies, dont les plus connues sont le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro, la Mère coupable, qui reproduisent habilement l'imbroglio savant du théâtre espagnol. Ce sont moins des pièces comiques que des satires violentes, où l'auteur attaque la société tout entière: Figaro, c'est le peuple livrant à la risée et au mépris les classes privilégiées. L'esprit étincelle dans ces singulières comédies; mais le goût et la décence y sont peu respectés. On a comparé Beaumarchais à Sheridan: il en avait l'esprit, la bouffonnerie et la licence.

Monologue de Figaro,

Monsieur le comte, parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus; du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu'on n'en a mis, depuis cent ans, à gouverner toutes les Espagnes.

Est-il rien de plus bizarre que ma destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnète, et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu

dans le théâtre: me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule: à l'instant, un envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc; et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate en nous disant :' Chiens de chrétiens! Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues creusaient; mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des ri– chesses; et comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent et sur son produit net; sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (Il se lève.)

Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! Je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer il n'est point d'éloge flatteur, et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits. écrits. (Il se rassied.)

Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un

jour dans la rue; et, comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question. On me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse, et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt je vois s'élever contre moi mille pauvres hères à la feuille; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi !

Le désespoir m'allait saisir : on pense à moi pour une place; mais par malheur j'y étais propre il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler ; je me fais banquier de pharaon: alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittai le monde ; et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer lorsqu'un dieu bienfaisant

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