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cher, jetaient leur manteau sur leur tête, les autres se levaient en sursaut pour se dérober à sa vue; mais lorsqu'en ramenant leurs regards sur lui ils s'aperçurent qu'il venait de renfermer la mort dans son sein, leur douleur, trop longtemps contenue, fut forcée d'éclater, et leurs sanglots redoublèrent aux cris du jeune Apollodore, qui, après avoir pleuré toute la journée, faisait retentir la prison de hurlements affreux. «Que faites-vous, mes amis? leur dit Socrate sans s'émouvoir; j'avais écarté ces femmes pour n'être pas témoin de pareilles faiblesses. Rappelez votre courage; j'ai toujours ouï dire que la mort devait être accompagnée de bons augures. Cependant il continuait à se promener. Dès qu'il sentit de la pesanteur dans ses jambes, il se mit sur son lit et s'enveloppa de son manteau. Lc domestique montrait aux assistants les progrès successifs du poison. Déjà un froid mortel avait glacé les pieds et les jambes; il était près de s'insinuer dans le cœur lorsque Socrate, soulevant son manteau, dit à Criton: «Nous devons un coq à Esculape; n'oubliez pas de vous acquitter de ce vœu. - Cela sera fait, répondit Criton; mais n'avez-vous pas encore quelque autre ordre à nous donner? » Il ne répondit point. Un instant après, il fit un petit mouvement; le domestique, l'ayant découvert, reçut son dernier regard, et Criton lui ferma les yeux.

Ainsi mourut le plus religieux, le plus vertueux et le plus heureux des hommes; le seul peut-être qui, sans crainte d'ètre démenti, pût dire hautement : « Je n'ai jamais, ni par mes paroles ni par mes actions, commis la moindre injustice. » (Voyage d'Anacharsis.)

THOMAS.

(1732-1785.)

Antoine-Léonard THOMAS, né à Clermont-Ferrand, fut d'abord professeur dans un collége de Paris, puis secrétaire du duc de Praslin, et il obtint enfin une place qui demandait peu de travail et qui lui permit de se livrer à son goût pour les lettres. Il se rendit célèbre dans les concours académiques, où il remporta un grand nombre de prix d'éloquence et de poésie.

On a de Thomas des Éloges remarquables par de grandes pensées et de belles inspirations, mais écrits avec une éloquence un peu emphathique et monotone; un Essai sur les Éloges, on Histoire de la littéra ture et de l'éloquence, ouvrage d'un bon critique et d'un habile écrivain; la Pétréide, poëme inachevé sur Pierre le Grand ; des Épîtres, des Odes, etc. Cet écrivain, doué d'un talent supérieur, a de la noblesse et de l'élévation dans les pensées et dans le style; mais il tombe souvent dans l'exagération et l'enflure. On connaît le mot cruel de Voltaire, mot quelquefois mérité par Thomas: « Il ne faut plus dire du galimatias, mais du galithomas.

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Songe de Marc-Aurèle.

Je voulus méditer sur la douleur: la nuit était déjà avancée; le besoin de sommeil fatiguait ma paupière; je luttai quelque temps; enfin je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous,

quand une voix terrible et forte retentit sous le portique : Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un je vis s'allumer des flammes, et il y posa la main. On apporta à l'autre du poison; il but, et fit une libation aux dieux. Le troisième était debout auprès d'une statue de la Liberté brisée; il tenait d'une main un livre; de l'autre il prit une épée, dont il regardait la pointe. Plus loin je distinguai un homme tout sanglant, mais calme et plus tranquille que ses bourreaux; je courus à lui en m'écriant: O Régulus! est-ce toi?» Je ne pus soutenir le spectacle de ses maux, et je détournai mes regards. Alors j'aperçus Fabricius dans la pauvreté, Scipion mourant dans l'exil, Epictète écrivant dans les chaines, Sénèque et Thraséas, les veines ouvertes et regardant d'un œil tranquille leur sang couler. Environné de tous ces grands hommes malheureux, je versai des larmes; ils parurent étonnés. L'un d'eux, ce fut Caton, approcha de moi et me dit : «Ne nous plains pas, mais imite-nous; et toi aussi, apprends à vaincre la douleur! >> Cependant il me parut prêt à tourner contre lui le fer qu'il tenait à la main; je voulus l'arrêter, je frémis et je m'éveillai. Je réfléchis sur ce songe, et je conçus que ces prétendus maux n'avaient pas le droit d'ébranler mon courage; je résolus d'être homme, de souffrir et de faire le bien. (Eloge de Marc-Aurèle.)

RULHIÈRE.

(1735-1791.)

Claude Carloman de RULHIERE naquit à Bondy, près de Paris, Il entra d'abord dans la diplomatie, et fut secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg. Il finit par se consacrer aux lettres, et il composa plusieurs ouvrages historiques qui le placent au rang des premiers historiens du XVIIIe siècle. L'Histoire de l'anarchie de Pologne, écrite d'un style `plein de gravité, de grâce et de chaleur, rappelle quelquefois la manière des historiens de l'antiquité. On a encore de lui des Éclaircissements historiques sur la révocation de l'édit de Nantes, l'Histoire de la Révolution de Russie en 1768 et quelques Poésies fugitives.

Incendie de la flotte turque à Tchesmé.

Les vaisseaux turcs, en suivant la côte, rencontrèrent le petit golfe de Tchesmé, et y entrèrent comme dans un asile.

L'armée russe jeta l'ancre à la mème place que l'armée turque venait d'abandonner; et, apercevant les vaisseaux ennemis amoncelés dans une baie étroite et dont l'entrée se trouvait encore resserrée par un rocher qui se trouvait au milieu des eaux, on conçut l'espérance d'y incendier toute cette flotte.

Quatre vaisseaux russes furent aussitôt détachés pour fermer la sortie de cette baie. Mais les courants firent tomber ces quatre vaisseaux sous le vent, sans que, de tout le jour, aucune manœuvre pût les rapprocher.

Chacune de ces deux escadres demeurait ainsi dans un extrême péril: l'une, malgré sa force, amoncelée entre

des rochers, où il était facile de la détruire; l'autre, malgré sa faiblesse, séparée en deux divisions, hors de portée de se secourir mutuellement.

Hassan, qui s'était fait porter au lieu du danger, représenta au capitan-pacha combien la flotte ottomane était exposée dans cette anse. Mais celui-ci, de plus en plus attaché à la résolution de ne point combattre, se croyait sous la protection de la petite forteresse de Tchesmé et des batteries qu'il faisait établir sur les côtes. Il défendait à tout vaisseau de prendre le large, et envoya par terre aux Dardanelles pour en faire venir encore quelques vaisseaux. Il employa toute la journée suivante à établir des batteries sur le rivage. Une fut placée sur le rocher qui rétrécissait l'entrée du golfe. Quatre vaisseaux, placés en travers dans l'intérieur du golfe, couvraient toute la flotte et défendaient le passage. Mais pendant cette même journée l'escadre russe, parvenue à se réunir, préparait des brùlots pour une expédition plus terrible qu'un combat.

Au milieu de la nuit ces brûlots s'avancent, soutenus par trois vaisseaux de ligne, une frégate et une bombarde. Un de ces vaisseaux, monté par Gregg, arriva le premier à l'entrée du port, et y resta longtemps exposé au feu de la batterie et des quatre vaisseaux ennemis, faisant, de son côté, un feu terrible et continuel avec des grenades, des boulets rouges, des carcasses, des fusées, de la mitraille. Les deux autres vaisseaux arrivèrent enfin à la même portée, et commencèrent un feu semblable, tandis que la bombarde, placée à leur tête, envoyait au loin ses bombes dans l'intérieur du golfe. Pendant ce

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