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non plus qu'un enfant : «Lui, marchand, monsieur le chevalier! - Tais-toi, vieux fou, lui dis-je ; je lui veux gagner quatre ou cinq cents pistoles avant de me coucher. » En disant cela, je mis Brinon dehors, avec défense de rentrer ou de nous interrompre.

Le jeu fini, le Suisse déboutonna son haut-de-chausse pour tirer un beau quadruple d'un de ses goussets, et, me le présentant, il me demanda pardon de la liberté grande, et voulut se retirer. Ce n'était pas mon compte. Je lui dis que nous ne jouions que pour nous amuser; que je ne voulais pas de son argent, et que je lui jouerais les quatre pistoles dans un tour unique. Il en fit quelques difficultés; mais il se rendit à la fin, et les regagna. J'en fus piqué ; j'en rejouai une autre : la chance tourna; le dé lui devint favorable; je perdis partie, revanche et le tout les moitiés suivirent; le tout en fut. J'étais piqué; lui, beau joueur, il ne me refusa rien, et me gagna tout. Je lui demandai encore un tour pour cent pistoles; mais comme il vit que je ne mettais pas au jeu, il me dit qu'il était tard, qu'il fallait qu'il allât voir ses chevaux, et se retira, me demandant pardon de la liberté grande.

Le sang-froid dont il me refusa et la politesse dont il me fit la révérence me piquèrent tellement que je fus tenté de le tuer. Je fus si troublé de la rapidité dont je venais de perdre jusqu'à la dernière pistole que je ne fis pas d'abord toutes les réflexions qu'il y avait à faire sur l'état où j'étais réduit. Je n'osais remonter dans ma chambre, de peur de Brinon. Par bonheur, s'étant ennuyé de m'attendre, il s'était couché. Ce fut quelque

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consolation; mais elle ne dura pas. Dès que je fus au lit, j'envisageai toute l'horreur de mon désastre, sans y trouver de remède. Je ne craignais rien tant que l'aube du jour : elle arriva pourtant, et le cruel Brinon avec elle. Il était botté jusqu'à la ceinture, et faisait claquer un maudit fouet qu'il tenait à la main. « Debout, monsieur le chevalier, s'écria-t-il en ouvrant mes rideaux; les chevaux sont à la porte, et vous dormez encore! nous devrions avoir déjà fait deux postes. Ça, de l'argent pour payer dans la maison. Brinon, lui dis-je d'une voix humiliée, fermez le rideau ! Comment, s'écria-t-il, fermez le rideau ! Vous voulez donc faire votre campagne à Lyon? Apparemment vous y prenez goût. Et le gros marchand, vous l'avez dévalisé? Monsieur le chevalier, cet argent ne vous profitera pas. Ce malheureux a peut-être une famille, et c'est le pain de ses enfants qu'il a joué et que vous avez gagné. Cela valait-il la peine de veiller toute la nuit? Que dirait Madame si elle voyait ce train? Monsieur Brinon, lui dis-je, fermez, s'il vous plaît, le rideau. » Mais, au lieu de m'obéir, on eût dit que Satan lui fourrait dans l'esprit ce qu'il y avait de plus sensible et de plus piquant dans un malheur comme le mien. « Et combien ? me dit-il; les cinq cents? Que fera ce pauvre homme? Souvenez-vous que je vous l'ai dit, monsieur le chevalier, cet argent ne vous profitera pas. Est-ce quatre cents? trois? deux? Quoi! ne serait-ce que cent pistoles?» poursuivit-il, voyant que je branlais la tête à chaque somme qu'il avait nommée. « Il n'y a pas grand mal à cela; cent pistoles ne le ruineront pas, pourvu

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lui dis-je avec un grand soupir, fermez le rideau, car je suis indigne de voir le jour. »

Brinon tressaillit à ces tristes paroles; mais il pensa s'évanouir quand je lui contai mon aventure. Il s'arracha les cheveux, fit des exclamations douloureuses dont le refrain était toujours : «Que dira Madame ?» et après s'ètre épuisé en regrets inutiles : « Ça donc, monsieur le chevalier, me dit-il, que prétendez-vous devenir? Rien, lui dis-je, car je ne suis bon à rien. »

(Mémoires du chevalier de Grammont.)

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Alain-René LE SAGE, l'immortel auteur de Gil Blas, naquit dans la petite ville de Sarzeau, près de Vannes. Il travailla d'abord pour le barreau, puis il occupa un emploi dans les fermes, et finit par se consacrer à la culture des lettres.

On doit à Le Sage Gil Blas de Santillane, un des meilleurs romans de mœurs de notre littérature, où l'auteur, faisant la peinture de toutes les conditions sociales et la censure de tous les vices et de tous les ridicules, a su réunir la fine observation de La Bruyère et la verve comique de Molière au style facile, animé, rapide de Voltaire. Il a écrit aussi Turcaret, satire des financiers parvenus, celle de nos comédies qui rappelle le mieux la manière de Molière. La jolie pièce de Crispin rival de son maitre, une de nos petites comédies les plus piquantes, et le Diable boiteux, roman de mœurs, ne sont pas indignes de ces deux chefs-d'œuvre. Les autres ouvrages de Le Sage sont peu connus.

Gil Blas et l'archevêque de Grenade.

Deux mois après, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal. L'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement et on lui donna de si bons remèdes que quelques jours après il n'y paraissait plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès le premier discours qu'il composa. Je ne trouvais pas, toutefois, la différence qu'il y avait de celui-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait, tantôt il s'élevait trop haut, ou descendait trop bas. C'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.

Je ne fus pas le seul qui y pris garde. La plupart des auditeurs, quand il la prononça, comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas.les uns aux autres: Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. « Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe. Vous devez l'en avertir, non-seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là, vous savez ce qu'il en arriverait : vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute pour vous

un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo. »

Après ces réflexions, j'en faisais d'autres toutes contraires. L'avertissement dont il s'agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu'il était impossible qu'il le prît en mauvaise part après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien lui parler avec adresse, et lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n'étais plus embarrassé que d'une chose. Je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de cet embarras en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies, mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. «< Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque? Non, Monseigneur, lui repartis-je, non : ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer. Il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être

Le chanoine Sédillo lui avait légué sa bibliothèque, ses livres et ses manuscrits: Gil Blas n'y trouva que cinq ou six volumes et quelques papiers sans valeur,

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