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la sagesse, qu'ils ont tant aimée; ils ne reconnoissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de salut pour lui qu'en le ramenant vers ses vaisseaux; ils s'embarquent avec lui, ils fuient à la merci des ondes. Idoménée, revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a arrosée du sang de son fils, et qu'il ne sauroit plus habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont fonder un nouveau royaume dans le pays des Salentins.

(Télémaque, liv. v.)

Les champs Élysées.

C'est dans ce lieu qu'habitoient tous les bons rois qui avoient jusqu'alors gouverné sagement les hommes : ils étoient séparés du reste des justes. Comme les méchants princes souffroient dans le Tartare des supplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, aussi les bons rois jouissoient dans les champs Elysées d'un bonheur infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui avoient aimé la vertu sur la terre.

Télémaque s'avança vers ces rois, qui étoient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosoient ces beaux lieux et y faisoient sentir une délicieuse fraîcheur; un nombre infini d'oiseaux faisoient résonner ces bocages de leurs doux chants. On voyoit tout ensemble les fleurs du printemps qui naissoient sous les pas avec les plus riches fruits de l'au

tomne qui pendoient des arbres. Là jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse canicule; là jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue; une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière : elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal. Elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité : c'est d'elle seule que les hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie. Ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer; ils ne veulent plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur ; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les

hommes avides et affamés cherchent sur la terre : toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors; ils sont tels que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneroient pas se nourrir de viandes grossières qu'on leur présenteroit à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances même qui coûtent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits ne peuvent y avoir aucune entrée.

Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leurs fronts couverts de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les nues, seroient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourroient pas même être émus ; seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le monde, mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages; mais leur joie n'a rien de folâtre ni d'indécent; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté ; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avoit cru mort; et cette joie, qui

échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes; jamais elle ne languit un instant, elle est toujours nouvelle pour eux: ils ont le transport de l'ivresse sans en avoir le trouble et l'aveuglement.

Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition, qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux ; ils voient, ils goûtent qu'ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur : une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.

Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misé rable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis; les dieux

mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.

(Télémaque, liv. XIV.)

Promenade d'Amphitrite.

Nous aperçumes des dauphins couverts d'une écaille qui paroissoit d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevoient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venoient des tritons qui sonnoient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnoient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissoient derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étoient enflammés, et leurs bouches étoient fumantes. Le char de la déesse étoit une conque d'une merveilleuse figure; elle étoit d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étoient d'or. Ce char sembloit voler sur la surface des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées de fleurs nageoient en foule derrière le char; leurs beaux cheveux pendoient sur leurs épaules, et flottoient au gré du vent. La déesse tenoit d'une main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre elle portoit sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils. Elle avoit un visage serein et une douce majesté qui faisoit fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les tritons conduisoient les chevaux et tenoient les rènes dorées. Une grande voile de pourpre flottoit dans l'air au-dessus du char; elle étoit à demi enflée par le souffle d'une multitude de

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