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LE CONNETABLE.

Mais ma patrie a été ingrate après tant de services que je lui avois rendus. Madame m'a fait traiter indignement par un dépit d'amour. Le roi, par foiblesse pour elle, m'a fait une injustice énorme. En me dépouillant de mon bien, on a détaché de moi jusqu'à mes domestiques, Matignon et d'Argouges. J'ai été contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir presque seul. Que voulois-tu que je fisse?

BAYARD.

Que vous souffrissiez toutes sortes de maux plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution étoit trop violente, vous pouviez vous retirer mais il valoit mieux être pauvre, obscur, inutile à tout que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eût été au comble dans la pauvreté et dans le plus misérable exil.

LE CONNETABLE.

Mais ne vois-tu pas que la vengeance s'est jointe à l'ambition pour me jeter dans cette extrémité? J'ai voulu que le roi se repentit de m'avoir traité si mal.

BAYARD.

Il falloit l'en faire repentir par une patience à toute épreuve, qui n'est pas moins la vertu d'un héros que le courage.

LE CONNÉTABLE.

Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par sa mère, méritoit-il que j'eusse de si grands égards pour lui?

BAYARD.

Si le roi ne le méritoit pas, la France entière le méritoit. La dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritoit. Vous vous deviez à vousmême d'épargner la France, dont vous pouviez être un jour roi.

LE CONNETABLE.

Eh bien, j'ai tort, je l'avoue; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs ont de peine à résister à leur ressentiment?

BAYARD,

Je le sais bien, mais le vrai courage consiste à résister. Si vous connoissez votre faute, hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs, et je vous trouve plus à plaindre dans vos prospérités que moi dans mes souffrances. Quand l'empereur ne vous tromperoit pas, quand même il vous donneroit sa sœur en mariage, et qu'il partageroit la France avec vous, il n'effaceroit point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable de Bourbon rebelle! ah! quelle honte! Écoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vé→ rité. (Dialogues des morts.)

Sacrifice d'Idoménée.

Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos, étoit allé, comme les autres rois de la Grèce, au siége de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais la tempête fut si violente, que le

pilote de son vaisseau et tous les autres qui étoient expérimentés dans la navigation crurent que leur naufrage étoit inévitable. Chacun avoit la mort devant les yeux, chacun voyoit les abîmes ouverts pour l'engloutir, chacun déploroit son malheur, n'espérant pas même le triste repos des ombres qui traversent le Styx après avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquoit Neptune : « O puissant « dieu, s'écrioit-il, toi qui tiens l'empire des ondes, « daigne écouter un malheureux! Si tu me fais revoir « l'île de Crète malgré la fureur des vents, je t'immo« lerai la première tête qui se présentera à mes yeux. »

Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtoit d'aller au-devant de lui pour l'embrasser : malheureux, qui ne savoit pas que c'étoit courir à sa perte. Le père, échappé à la tempête, arrivoit dans le port désiré; il remercioit Neptune d'avoir écouté ses vœux; mais bientôt il sentit combien ses vœux lui étoient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnoit un cuisant repentir de son vœu indiscret; il craignoit d'arriver parmi les siens, et il appréhendoit de revoir ce qu'il avoit de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable qui veille pour punir les hommes, et surtout les rois orgueilleux, poussoit d'une main fatale et invisible Idoménée. Il arrive; à peine ose-t-il lever les yeux. Il voit son fils; il recule saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère qui puisse lui servir de victime. Cependant le fils se jette à son cou, et est tout étonné que son père réponde si mal à sa tendresse:

il le voit fondant en larmes : « O mon père, dit-il, d'où « vient cette tristesse? Après une si longue absence, « êtes-vous fàché de vous revoir dans votre royaume «et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? vous « détournez vos yeux de peur de me voir! » Le père, accablé de douleur, ne répondit rien. Enfin, après de profonds soupirs, il dit : « O Neptune, que t'ai-je pro<«< mis! à quel prix m'as-tu garanti du naufrage! rends<«< moi aux vagues et aux rochers qui devoient, en me <<< brisant, finir ma triste vie; laisse vivre mon fils. <«< O dieu cruel! tiens, voilà mon sang, épargne le « sien. » En parlant ainsi, il tira son épée pour se percer; mais ceux qui étoient autour de lui arrètèrent sa main:

Le vieillard Sophronyme, interprète des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvoit contenter Neptune sans donner la mort à son fils. « Votre promesse, disoit-il, « a été imprudente les dieux ne veulent point être « honorés par la cruauté ; gardez-vous bien d'ajouter à << la faute de votre promesse celle de l'accomplir contre « les lois de la nature; offrez cent taureaux plus blancs « que la neige à Neptune; faites couler leur sang au« tour de son autel couronné de fleurs; faites fumer <<< un doux encens en l'honneur de ce dieu. »

Idoménée écoutoit ce discours la tète baissée et sans répondre; la fureur étoit allumée dans ses yeux; son visage, pâle et défiguré, changeoit à tout moment de couleur; on voyoit ses membres tremblants. Cependant son fils lui disoit : « Me voici, mon père; votre fils « est prêt à mourir pour apaiser le dieu n'attirez pas

<< sur vous sa colère; je meurs content, puisque ma <«< mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez, mon « père, ne craignez pas de trouver en moi un fils in« digne de vous, qui craigne de mourir. »

En ce moment Idoménée, tout hors de lui et comme déchiré par les Furies infernales, surprend tous ceux qui l'observent de près: il enfonce son épée dans le cœur de cet enfant, il la retire toute fumante et pleine de sang pour la plonger dans ses propres entrailles; il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent.

L'enfant tombe dans son sang, ses yeux se couvrent des ombres de la mort, il les entr'ouvre à la lumière ; mais à peine l'a-t-il trouvée qu'il ne peut plus la supporter. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charment les yeux, mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte; ainsi le fils d'Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge.

Le père, dans l'excès de sa douleur, devient insensible; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, et demande son fils.

Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare du père, s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes, ils prennent des bâtons et des pierres; la discorde souffle dans tous les cœurs un venin mortel. Les Crétois, les sages Crétois oublient

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