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LA BRUYÈRE.

(1643-1696.)

On ne sait presque rien de la vie de Jean Hardoin DE LA BRUYÈRE. Inaquit au village de Roinville, près de Dourdan, dans l'Ile-deFrance. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France lorsque Bossuet le plaça auprès du petit-fils du grand Condé, pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l'hôtel de Condé, à Versailles, attaché au prince en qualité d'homme de lettres. On le représente comme un philosophe doux, modeste, exempt d'ambition, ne songeant qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres.

Nous devons à La Bruyère une traduction des Caractères de Théophraste et un ouvrage original sous le même titre, qui le mettent au rang des premiers écrivains du grand siècle. Nul n'est plus riche en formes vives, rapides, originales, pittoresques et variées.

Philémon ou le fat.

L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence: je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre ; · la garde de son épée est un onyx; il a au doigt un gros diamant, qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait : il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage;

et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vicille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité, il faut voir du moins des choses si précieuses: envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon, je vous quitte de la personne.

1

Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins 2 qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

(Caractères, chap. u.)

Irène et Esculape.

3

Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue; et le dicu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est, le soir, sans appétit; l'oracle lui ordonne de diner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies; et il lui prescrit de n'ètre au lit que pendant la nuit. Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher. Elle

2

Pour je vous tiens quitte, qui est plus usité.

Coquins, mis pour laquais. C'est, ainsi que les six bêtes, une de ces expressions familières qui se rencontrent sous la plume de La Bruyère, et qui donnent à son style une énergie nouvelle.

• Recrue, excédée, harassée.

lui déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau qu'elle a des indigestions; et il ajoute qu'elle fasse diète. Ma vue s'affoiblit, dit Irène. Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m'affoiblis moimême, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été. C'est, dit le dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous! Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux? Et ne savois-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez? Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage?

(Caractères, chap. xi.)

L'homme universel.

Arrias a tout lu, a tout vu; il veut le persuader ainsi; c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paroître ignorer quelque chose. On parle à table d'un grand d'une cour du Nord, il prend la parole et l'ôte à ceux qui alloient dire ce qu'ils en savent; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en étoit originaire; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes, et il en rit

jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies; Arrias ne se trouble point, prend feu, au contraire, contre l'interrupteur : « Je n'avance, lui ditil, je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Séthon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connois familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenoit le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avoit commencée lorsqu'un des conviés lui dit : « C'est Séthon lui-même à qui vous parlez, et qui arrive fraîchement de son ambassade 1. »

:

(Caractères, chap. v.)

Cliton, ou le gourmand.

Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir : il ne semble né que pour la digestion; il n'a de même qu'un entretien il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les horsd'œuvre, le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point ;

Aventure arrivée à R. de Châtillon, conseiller au Châtelet.

il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvoit aller on ne reverra plus un homme qui mange tant, et qui mange si bien; aussi est-il l'arbitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir : il donnoit à manger le jour qu'il est mort. Quelque part où il soit, il mange; et s'il revient au monde, c'est pour manger. (Caractères, chap. xI.)

Giton et Phédon, ou le riche et le pauvre.

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée : il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit; il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie; il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre; il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrète; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui; il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut

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