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ter les yeux sur le passage suivant d'une des lettres qu'il m'écrivit dans le moment où il venait d'être soumis à la plus cruelle épreuve. « Tout ce que j'ai de philosophie m'eût sans doute abandonné dans le cruel revers que je subis. Si j'ai conservé quelque courage, je le dois à ma femme; je lui dois d'avoir pu remplir un des plus importants devoirs du père de famille, celui de montrer à ses enfants comment on supporte le malheur. Le dernier entretien de ma femme avec moi et avec ses enfants est sans cesse présent à ma pensée; il fait ma force et ma consolation: elle nous parla de la séparation momentanée qui allait avoir lieu; elle nous fit ses recommandations avec une parfaite présence d'esprit; elle avait plus que du calme, c'était de la sérénité. Les sentiments que j'éprouvais, en l'écoutant, étaient surtout l'admiration et le respect. Maintenant, pour ne point céder à la faiblesse, il me suffit de songer qu'elle me rendrait indigne de ma femme. L'exemple que j'ai reçu dirige habituellement ma pensée vers la reconnaissance que je dois encore à l'Auteur des choses pour les faveurs qu'il a si longtemps répandues sur moi; il m'a donné quarante-sept ans de l'union la plus heureuse; bien peu d'hommes ont un pareil lot dans la vie. Je remercie Dieu de n'avoir interrompu le cours des faveurs dont il me comblait qu'à une époque où la vieillesse m'assure que mon exil ne peut être fort long. Je remercie Dieu, puisqu'il a voulu rappeler ma femme, de lui avoir donné une fin si paisible et si douce. Je ne puis ètre ingrat, et le plus léger murmure serait de ma part un acte d'ingratitude. Malgré l'exemple que j'ai reçu et les soins qui m'entourent, ne me croyez pas plus fort que je ne le suis réellement. Je ne suis point abattu; je ne souffre point; mais, par intervalle, j'éprouve de l'apathie; il m'est impossible de donner mon attention à tout ce qui sort d'un certain cercle d'idées, et, par conséquent, de me livrer à aucun tra

vail la lecture me fatigue et m'ennuie; peut-être un voyage me fera-t-il retrouver des facultés qui semblent me fuir. J'ai un désir extrème de voyager ('). »

Ce fut encore dans notre pays qu'il chercha quelque diversion à ses chagrins; il y vint au commencement du mois de juin suivant; et, pour donner un but utile à son excursion, il me proposa d'aller visiter avec lui la colonie des frères Moraves établie près d'Utrecht. « Aujourd'hui l'on parle beaucoup de phalanstères, disait-il, et d'autres communautés de cette espèce, mais je ne vois pas bien pourquoi ceux qui les vantent le plus, s'abstiennent de citer l'exemple de l'association des frères Moraves, qui existe cependant avec succès depuis un grand nombre d'années. >>

Droz fut profondément édifié de l'air d'aisance et de bonheur de ces paisibles habitations, qui, au milieu des jardins qui les entourent, rappellent les poétiques souvenirs des missions du nouveau monde. Il visita les écoles, se fit rendre compte, dans tous leurs détails, des principes qui servent de base à la communauté; et quand vint le soir, il voulut assister aux prières qui terminaient la journée. L'aspect de la modeste église entourée de vieux arbres, les derniers rayons du soleil qui coloraient les vitraux, les cantiques pieux chantés alternativement par les hommes et les femmes, le recueil

(') Les traces de cet abattement se retrouvent dans une autre lettre que je reçus de lui vers la fin de la même année. « Vous me demandez si j'ai quelque travail en vue. Il me reste assez de liberté d'esprit pour suivre des idées, et j'en profite d'autant plus pour achever un travail historique, qu'il me tarde de l'avoir terminé, d'en être délivré. C'est le mot juste; je trouve en vieillissant que l'histoire est encore plus triste qu'utile. Du reste, ne soyez pas en peine de moi : ma position est bonne sous des rapports essentiels. Quand Dieu voudra me tirer de ce monde, j'éprouverai un sentiment de joie d'aller retrouver ma femme, mon père, trois enfants que je n'ai fait qu'entrevoir et pleurer. Cependant je n'appelle par aucun vœu ce moment, puisqu'il affligera les enfants qui m'entourent et qui me témoignent tant d'affection et de sollicitude. Je me laisse aller aux vagues sur mon frèle navire. » Paris, 30 octobre 1841.

lement religieux qui se peignait sur les visages, tout ce qu'il voyait et entendait parut faire sur lui une impression profonde. Il lui fut facile de reconnaitre qu'il s'agissait ici d'autre chose que de combinaisons sociales reposant sur des principes abstraits, et il s'expliqua mieux le silence de nos réformateurs modernes au sujet des frères Moraves.

Vers la fin de sa vie, Droz était revenu avec la plus grande ferveur vers les principes de la religion dont il s'accusait de s'ètre trop éloigné. Il publia les Aveux d'un philosophe chrétien, « comme les dernières observations d'un vieillard qui se reporte vers les jours de sa jeunesse pour en expier les fautes ('). » S'il se montrait sévère pour luimème, il était plein de bienveillance pour les autres : il eut été impossible mème de trouver plus d'égalité d'humeur et de bonté.

Jamais homme, jusqu'au bout de sa carrière, ne resta mieux d'accord avec lui-même et avec ses écrits: jusqu'à son dernier instant, il montra la mème tranquillité d'âme, la mème sérénité; il mourut véritablement en patriarche au milieu de trois générations d'enfants qui l'entouraient des soins les plus affectueux, le 9 novembre 1850. Son passage dans un autre monde fut tel qu'il l'avait désiré, tel qu'avait été celui de l'épouse chérie qu'il aspirait depuis longtemps à aller rejoindre (2).

(') Dans l'avant-propos, page 1.

() Voici quelques détails sur ses derniers instants; je les dois à l'amitié de M. Michelot, son gendre. « Il était allé à l'Académie française, le mardi 5 novembre. Il avait pris froid en revenant, quoiqu'il fût en voiture. Son catharre chronique l'a repris avec une grande intensité, lui a ôté son appétit et l'a jeté dans un grand état de faiblesse. Cependant il s'est encore levé mercredi, jeudi et vendredi; le samedi, il a quitté un instant son lit, mais il a été obligé de s'y remettre pour ne plus le quitter.

Le médecin m'ayant dit qu'il avait les plus vives inquiétudes, j'avais écrit au confesseur ordinaire de M. Droz, et il était venu lui donner l'extrême onction à quatre heures; notre bon père l'a reçue sans parler, mais avec toute sa con

naissance et toute sa piété. Ensuite il s'est affaibli graduellement, en même temps que son pouls et sa respiration, et c'est seulement par la cessation de tout bruit et de tout mouvement que nous nous sommes aperçus de sa fin. »

M. Droz n'a laissé qu'une fille mariée à M. Michelot, auteur de plusieurs ouvrages estimés et ingénieur distingué, comme l'est également son fils, M. Paul Michelot.

THOMAS-ROBERT MALTHUS (1).

Les études des statisticiens et des économistes les plus distingués ont fait connaitre l'intérêt qui se rattache à une petite nation réunissant avec zèle et avec exactitude les données d'une statistique générale. C'est, en effet, dans des populations limitées et dont on peut sans effort étudier les différentes parties, qu'on a le plus de chances d'obtenir cette précision et cette éloquence des chiffres qui en forment le principal mérite.

En France, les hommes les plus distingués, tels que Laplace, Fourier, Poisson, J.-B. Say (2), Villermé, Benoiston de Châteauneuf, pour ne parler que de nos prédécesseurs,

(1) Thomas Robert Malthus était né à Rookery, près de Dorking, comté de Surrey, en Angleterre, le 14 février 1766; il est mort à Bath, le 29 décembre 1834. (") J'avais souvent entendu parler des extrêmes préventions de J.-B. Say contre les travaux statistiques, avant que j'eusse l'honneur de connaitre ce savant. Il existait chez lui des préventions sans doute, mais c'était contre les nombres choisis et arrangés avec prédilection pour soutenir un thème arrêté d'avance et tel qu'on en voit naître chaque jour sous la plume de nos rêveurs d'idées économiques nouvelles, qui produisent des points d'arrêt dans la science plutôt que des moyens d'acheminement ou bien encore, c'étaient des idées préconçues et jetées en avant avec trop de rapidité, qu'il s'attachait à combattre. Voici le passage d'une lettre que ce savant distingué m'écrivait depuis à ce sujet : « Il est une considération bien importante pour la durée de la vie humaine et pour les calculs qu'on

ང་

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