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VINCENT GIOBERTI (1).

La Belgique se rappelle avec reconnaissance d'avoir vu souvent des hommes illustres, contraints de quitter leur pays et qui, en échange de l'hospitalité qu'ils trouvaient chez elle, transmettaient à ses fils les trésors de leur savoir et l'exemple de leurs vertus. La Belgique, comme la Hollande, a toujours tendu une main hospitalière aux victimes que des opinions politiques ou religieuses forçaient de fuir leur sol natal et d'aller chercher un asile à l'étranger. Parmi les littérateurs distingués qui ont trouvé la tranquillité sur notre sol et qui nous ont largement récompensés de l'accueil fraternel que nous nous sommes empressés de leur faire, nous devons citer en particulier un des hommes les plus marquants de cette époque et par sa vaste science et par ses nobles sentiments. Gioberti mérite, sous tous les rapports, de prendre place dans notre histoire littéraire et scientifique. «Gioberti, disait un de ses amis (2), était philosophe

(') Vincent Gioberti, né à Turin, le 5 avril 1801, mourut à Paris, le 26 octobre 1852.

(*) Oraison funèbre de V. Gioberti, prononcée par M. Giuseppe Massari, l'un des amis les plus constants et les plus dévoués de l'illustre écrivain.

et penseur comme Platon, comme saint Augustin, comme Vico: il était écrivain comme peu l'ont été et le seront en Italie, parce que sa langue était pure, dégagée d'imitation étrangère, parfaitement classique, mais en même temps vive et colorée, tout à la fois antique et moderne, vivant enfin de sa propre vie, des pensées et de l'imagination de celui qui s'en servait. Il était citoyen dévoué et incomparable; mais Gioberti était plus que philosophe, plus qu'écrivain, plus que citoyen c'était un homme riche de cette vertu qui rapproche le plus la créature de son Créateur, de cette vertu qui est la science du cœur, la charité; et là est le tribut que ses amis doivent rendre, au-dessus de tout autre, à sa mémoire vénérée. La postérité et l'histoire jugeront le philosophe, l'écrivain, l'homme politique, le citoyen, et le placeront à côté du Dante et de Machiavel; le monde saura que c'était un homme d'une intelligence exceptionnelle, sinon unique c'est à ses amis qu'il appartient de dire et de répéter qu'il possédait le cœur le plus rare. » Avant de rappeler en quelques mots ce que notre Belgique doit à cette âme d'élite, nous emprunterons encore à son ami les quelques renseignements sur ce qui concerne sa jeunesse et sur la fin de sa carrière, qui brilla d'un éclat si vif et qui fut si brusquement rompue.

Gioberti naquit à Turin, le 5 avril 1801; le 9 janvier 1823, il fut lauréat en théologie; le 9 mars 1825, il reçut les ordres sacrés, et le 11 août de la mème année, il fut agrégé au collège théologique. On raconte que ce jour, l'un de ses juges disait : Nous avons aujourd'hui agrégé à notre college un jeune homme qui en sait plus que nous tous. En 1828, il fit un voyage en Lombardie et dans l'Italie centrale, et noua, dès lors, avec Giacomo Léopardi, les liens de cette tendre amitié dont il parla plus tard dans ses écrits avec des regrets si profonds et si éloquents. Devenu chape

lain du roi Charles-Albert, puis emprisonné et exilé (1833), il vint demeurer à Paris jusqu'en 1834, et de là se rendit à Bruxelles, pour s'appliquer, dans un institut privé, à l'enseignement des sciences philosophiques et morales. Dans cette ville, il reçut un accueil plein de bienveillance qui lui facilita les moyens de se procurer des livres et d'étudier, et on lui témoigna une affection dont il se plaisait à entretenir souvent ses amis avec des expressions de sincère gratitude. En 1838, il publia la Théorie du surnaturel; en 1841, l'Introduction à la philosophie, et une lettre en français contre les doctrines religieuses et politiques de l'abbé de Lammenais; en 1841, le Discours sur le beau et les Lettres concernant les erreurs philosophiques de Rosmini; en 1843, La Primauté morale et civile de l'Italie, et le Traité du Bon; en 1845, les Prolégomènes à la Primauté; en 1847, Le Jésuitisme moderne, et, en 1848, l'Apologie du Jésuitisme moderne. Pendant l'été de 1845, il fit un voyage dans la Prusse rhénane, et s'y lia d'amitié avec le professeur Clément de Bonn et avec M. Sudhof, qui traduisit en langue allemande le Discours sur le beau et qui, dans la préface de cet ouvrage, nomma Gioberti le plus haut représentant de l'ontologisme de notre époque (Der tüchtigste Vertreter des Ontologismus in unserer Zeit). Il passa l'année 1846 à Paris, et, vers la fin de cette année, il se rendit à Lausanne pour surveiller l'impression du Jésuitisme moderne, d'où il revint de nouveau à Paris, dans le milieu de 1847.

» Le 25 avril 1848, Gioberti partait de Paris et retournait à Turin le roi le nommait sénateur du royaume; un collége électoral de Turin et un autre de Gènes le choisissaient. comme député au parlement national. Le soir du 7 mai suivant, il partit de Turin et arrivait, pendant la journée du 8, à Milan; il se rendait ensuite au quartier général et pour

suivait son voyage vers Parme, Gènes, Livourne, jusqu'à Rome; et de là, par la Romagne et Florence, il revenait de nouveau à Turin. Princes et peuples l'accueillaient comme un triomphateur; le souverain pontife lui accordait des audiences particulières; le grand-duc de Toscane envoyait près de lui, à Livourne, son ministre Ridolphi, pour lui présenter les insignes d'un ordre de chevalerie. Au mème moment, la chambre des députés le nommait, par acclamation, son président. Il fit partie du ministère formé par le général Collegno, en juillet 1848, et qui cessa le 16 août. Le 16 décembre de la même année, il fut élu président du conseil et ministre des affaires étrangères de S. M. le roi Charles-Albert. La chambre dissoute, il fut élu simultanément par dix colléges électoraux, les troisième, quatrième, cinquième et septième de Turin, celui de Cirie, celui de Pignerol, celui d'Asti, celui de Cuorgné, celui de PontStura et celui de Savone. Le 21 février 1849, il n'était plus ministre et commençait la publication du Saggiatore. Dans les derniers jours de mars 1849, il fut appelé par S. M. le roi Victor-Emmanuel dans son conseil, et envoyé à Paris, chargé d'une mission extraordinaire; il se démit bientôt de cette double charge, fit don à Venise de ses appointements comme président du conseil, et refusa toute espèce d'honneurs et de pensions. Réélu député par le troisième college de Turin, le 15 juillet 1849, il n'accepta point ce mandat. En 1850, il fit réimprimer la Théorie du surnaturel, l'orna d'une nouvelle préface, et fit recueillir ses ouvrages politiques par un ami. En 1851, il publia les deux volumes du Rinuovamente, et ensuite, dans les premiers mois de l'année courante, quelques opuscules de polémique dont, par amour pour la conciliation, il fit jeter l'un d'eux aux flammes.

J'ai recueilli ces dates, parce que chacune d'elles rappelle une époque et servira dans l'avenir à l'histoire.

» Gioberti était grand de sa personne, blond et de figure agréable; il avait le front très-vaste, les yeux vifs et continuellement en mouvement, la lèvre très-fine et toujours empreinte de cette douce ironie qui flagelle le vice sans injurier le vicieux. Il était toujours gai, agréable, cordial; la sérénité de son visage réfléchissait l'inaltérable sérénité de son âme. >>

Forcé de quitter sa patrie, en 1833, Gioberti se réfugia à Paris, et, l'année suivante, il vint s'établir à Bruxelles, où il fut reçu avec affection par ses compatriotes et spécialement par la famille du marquis d'Arconati et par l'excellent comte Arrivabene. Au moment où il dut fuir l'Italie, Gioberti, malgré sa vaste science, se trouvait dans le dénùment le plus absolu; il fut contraint, pour éviter une arrestation qui le menaçait, de s'esquiver à pied à travers les Alpes; toutefois son calme philosophique n'en fut pas ébranlé. Par la suite il parlait gaiement de ce voyage pénible fait sous de si tristes auspices. Sa position n'était guère devenue meilleure lorsqu'il arriva en Belgique : il fut cordialement reçu par ses compatriotes, et le bon M. Gaggia, qui avait ouvert, à Bruxelles, un pensionnat modèle, où se trouvaient plusieurs des hommes les plus distingués du pays, fut heureux de le recevoir comme professeur de philosophie. Gioberti y trouva, entre autres collègues, MM. Raoul et Bergeron pour les lettres, et MM. Plateau et Meyer pour les sciences cet établissement pouvait, à cette époque, être considéré avec raison comme le premier du pays.

Bientôt notre ardent philosophe eut pris connaissance de ses alentours; et sans être désormais gêné par les besoins matériels de l'avenir, toutes ses pensées se portèrent sur les travaux intellectuels dont il comptait s'occuper. Il se condamna au régime le plus sévère; une partie du jour et la nuit entière étaient employées à ses travaux deux à trois

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