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ÉGIDE-NORBERT CORNELISSEN (1).

Il est différentes manières de se distinguer dans la carrière des lettres. Les uns, sans sortir d'une sphère étroite, s'occupent uniquement de leurs écrits, et parfois ils obtiennent d'autant plus d'estime, qu'ils s'adressent à un plus petit nombre d'adeptes. D'autres, au contraire, moins portés à manier la plume qu'à agir directement sur les masses, se rendent utiles par l'influence qu'ils exercent, par la lumière et la vie qu'ils répandent sur tout ce qui les entoure: peu préoccupés d'eux-mêmes et du renom qu'ils pourraient acquérir par leur savoir, ils font généreusement le sacrifice de leur avenir en faveur des autres hommes.

D'où vient, cependant, que le public, qui leur doit plus qu'aux premiers, soit moins juste à leur égard? Est-ce parce qu'habitué à matérialiser tout, il n'estime le talent qu'en raison du nombre de volumes qui sont produits, ou bien parce qu'il se lasse même de ses bienfaiteurs, quand il se trouve constamment en contact avec eux ?

(') Né à Anvers, le 12 juillet 1769, mort à Gand, le 31 juillet 1849.

Le savant dont il sera question dans cette notice appartenait à cette classe d'hommes généreux auxquels je viens de faire allusion pendant près d'un demi-siècle, il a été l'âme d'une de nos principales cités; sa biographie, en effet, se confond en quelque sorte avec l'histoire littéraire de la ville de Gand. Sous ce rapport, elle ne sera peut-être pas sans intérêt il est toujours curieux de rechercher par quels moyens on parvient à exercer de l'influence sur une population et comment on la détermine à créer des institutions utiles ou à consolider celles qu'elle possédait déjà.

Égide-Norbert Cornelissen fit ses premières études dans une école de la Campine ('): c'était, à cette époque, le rendez-vous des jeunes gens qui, par la connaissance du latin, se préparaient à entrer à l'ancienne Université de Louvain. L'état de fortune de ses parents lui permettait de faire des études régulières; ses premières classes terminées, il se transporta donc dans cette dernière ville et commença son cours de philosophie.

Il y était à peine qu'il entendit les premiers appels faits à la révolution de 1789. Le jeune Norbert s'y montra plus sensible qu'aux appels de ses professeurs : il s'empressa de

(') C'est lui-même qui nous l'apprend, dans une notice spirituelle sur les truffes, intitulée Sur les TUBERA des anciens, et insérée dans les Annales Belgiques. Voici comment il s'exprime: « Si ma mémoire me retrace fidèlement ce que j'ai appris dans ma première jeunesse, je crois me ressouvenir que mon professeur de syntaxe, lorsqu'il rencontrait le mot tubera dans un auteur ancien, le traduisait par aerdappel ou pomme de terre, et il en concluait gravement que ces tubercules étaient connus des Romains. Les élèves, à. une époque où la civilisation n'était pas aussi avancée qu'elle l'est aujourd'hui dans quelques colléges, n'avaient pas encore contracté l'habitude de contredire leurs maîtres sur les bancs de l'école ; j'aurais donc très-pieusement juré, in verba magistri, que le tuber de la Rome des Césars était ce que je mangeais deux fois chaque jour de l'année dans la Campine brabançonne, contrée riche en bonnes volailles, mais où le non plus ultra de la science culinaire était une dinde farcie de châtaignes; la véritable truffe, de nom et de fait, était inconnue dans la Campine : les prélats même de Tongerloo et d'Everbode n'en avaient jamais entendu parler. »

quitter les bancs de l'école et de retourner dans sa ville natale (1).

L'imagination encore exaltée par les principes d'égalité qu'il avait puisés dans les auteurs grecs et romains, il devint un des apôtres les plus fervents des idées républicaines. Il ne s'en tint pas à des paroles ni à des chants patriotiques; il prit une part active à la révolution brabançonne et se rendit à l'armée; il fut attaché successivement aux généraux Vandermersch et Schönfeld, et il parait même qu'il fut fait prisonnier à Nassogne.

Cependant le gouvernement autrichien avait été rétabli, et le dictateur Vandernoot était en fuite. Notre jeune compatriote abandonna ses idées belliqueuses; et, vers la fin de 1790, il entra modestement, comme teneur de livres, dans une maison de commerce. Jamais profession n'avait été plus mal choisie; aussi fut-elle bientôt délaissée. Cornelissen alors tourna ses regards vers l'Italie; et, au mois d'avril 1792, il prit le chemin de la ville éternelle où l'appelaient depuis longtemps ses goûts et ses études.

Ce voyage eut toutefois une malheureuse issue. Cornelissen se trouvait à Rome au moment de l'assassinat de Basseville, dont le célèbre Monti a tour à tour maudit et glorifié la fin tragique (2). Notre compatriote lui-même y courut les dangers les plus grands: il se håta de gagner le nord de l'Italie, et, après avoir été expulsé de Gènes, il rentra en Belgique.

(') Je dois à l'obligeance de M. Vrancken père, médecin à Anvers et parent de Cornelisse n, de nombreux renseignements dont j'ai fait usage dans cette notice: les dates ont été généralement tirées de pièces authentiques trouvées parmi les papiers du défunt.

(*) Cet assassinat eut lieu le 13 janvier 1795. Basseville était secrétaire de légation à Naples pour la Convention; on l'accusait, à Rome, d'avoir voulu soulever le peuple: il fut assailli dans une émeute et reçut un coup de rasoir dont il mourut peu de jours après.

La bataille de Fleurus (1794) venait de livrer ce dernier pays à la France; on créait une administration générale à Bruxelles. Cornelissen y fut appelé en qualité de traducteur dans la division de l'instruction publique. Vers la fin de la mème année, il fut proposé, conjointement avec Rouppe, depuis bourgmestre de Bruxelles, et Van Meenen, qui fut plus tard un des présidents de notre cour de cassation, pour ètre envoyé comme représentant des élèves de la province de Brabant, à la nouvelle École normale de Paris.

Notre jeune compatriote ne resta que six mois dans cette dernière ville. En 1795, il reprit le chemin de la Belgique, et fut nommé chef de la division à laquelle il avait appartenu. Cependant ses voyages et les dangers qu'il avait courus en Italie ne l'avaient point calmé; sa fièvre républicaine s'exhalait dans les journaux, et, au mois de mars 1796, il fut cité devant le tribunal civil et criminel d'Anvers comme rédacteur du Républicain du Nord, journal très-exalté qui se publiait à Bruxelles (').

Après la nouvelle organisation des provinces belges en départements, Cornelissen devint secrétaire général du département de la Dyle; et, le 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797), le Directoire le nomma commissaire du pouvoir exécutif près du canton de Tirlemont. Il venait de

(*) Ce journal quotidien, sous format in-4o de 4 pages, publié chez Tutot, a paru depuis le 15 novembre 1795 jusqu'au 18 juin 1798; il fut rédigé d'abord par N. Cornelissen, qui, le 28 mars 1797, y consigna cette déclaration : « Je remercie le propriétaire de cette feuille de m'en avoir confié la rédaction pendant dix-huit mois; il sait si jamais j'ai considéré son entreprise sous les rapports d'un autre intérêt que celui de la République. » Répondant à cette lettre, l'éditeur (L. Tutot) ajoute: «Sentant toute l'obligation qu'il doit aux soins parfaitement désintéressés que le citoyen Cornelissen a donnés jusqu'ici à la rédaction, il souhaite et espère les voir continuer. Mais comme la loi exige une responsabilité et que le rédacteur connu retire la sienne, l'imprimeur s'en charge dorénavant pour les articles non signés. » Cornelissen continua toutefois à prendre part à la rédaction du journa). Voyez à ce sujet le Messager de Gand pour 1844, pages 217 et suivantes.

recevoir les instructions nécessaires pour se rendre à son poste, quand M. Lambrechts, ancien professeur de droit canon à l'Université de Louvain, fut appelé, en France, au ministère de la justice. Ce haut fonctionnaire, qui avait pu apprécier les talents de son compatriote, l'invita à le suivre en qualité de secrétaire particulier.

Les habitudes régulières des bureaux et les formes administratives se conciliaient mal avec l'esprit d'indépendance qui caractérisait notre confrère. Il avait en horreur tout ce qui ressemblait à de la contrainte; et qui l'a connu a pu s'expliquer l'étrange fàcherie de Jean-Jacques Rousseau repoussant le bras du jeune Grétry qui voulait l'aider à passer au-dessus d'un tas de pierres ('). Cet esprit d'indépendance ne l'a point abandonné jusqu'à son dernier instant, bien que ses idées sur beaucoup d'autres points, et spécialement sur le républicanisme, eussent subi les modifications les plus prononcées. On conçoit donc qu'il renonça

(') Grétry dit, en rendant compte d'une représentation de La Fausse magie : Je ne quittai pas Rousseau pendant le spectacle: il me serra deux ou trois fois la main pendant La Fausse magie; nous sortimes ensemble : j'étais loin de penser que c'était la première et la dernière fois que je lui parlais! En passant par la rue Française, il voulut franchir des pierres que les paveurs avaient laissées dans la rue; je pris son bras et lui dis : « Prenez garde, M. Rousseau; - il le retira brusquement, en disant : Laissez-moi me servir de mes propres forces. — Je fus anéanti par ces paroles; les voitures nous séparèrent; il prit son chemin, moi le mien, et jamais depuis je ne lui ai parlé. » (Essais sur la musique, tome Ier, page 271).

Quand Cornelissen assistait aux séances de l'Académie, il venait ordinairement finir la journée à l'Observatoire, quelquefois il y passait la nuit; mais, sur ce point, il ne fallait jamais l'interroger d'avance, ni s'occuper de lui quand il était à table; c'eût été le moyen de le mettre de mauvaise humeur et de l'éloigner. Quand, vers la fin de sa vie, sa vue était déjà considérablement affaiblie, on devait, vers le soir,recourir à des subterfuges pour le faire accompagner et pour veiller à ce qu'il ne lui arrivât pas d'accident. Le malin vieillard s'apercevait parfois de cette petite ruse, mais, tout en se défendant contre cette marque d'attention, il s'y montrait cependant très-sensible, bien différent en cela de J.-J. Rousseau, pour qui la reconnaissance, même dans les plus petites choses, fut toujours un fardeau in supportable.

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