Page images
PDF
EPUB

à la nouveauté du mot qu'à la chose en elle-même. « Je ne sais vraiment ce qu'ils veulent, disait-il; de mon temps, libéral était synonyme de généreux, qui donne beaucoup. >> Comme il n'avait pas l'habitude de dire sa pensée à huis clos, et que son humeur se manifestait toujours d'une manière àpre et souvent mordante, il s'attira, de la part des journaux, des articles qui n'étaient guère de nature à le calmer. Peut-être l'aurait-on mieux persuadé de l'idée qu'on doit attacher au mot libéralisme en montrant un peu plus de tolérance envers un vieillard d'une réputation intacte, d'un savoir profond et qui, dépouillé de tous ses biens, s'était montré ferme dans l'adversité; qui avait refusé les bienfaits de l'empire, mais sans jactance et seulement parce qu'il ne croyait pas devoir les accepter. Ces attaques contre sa personne et ses ouvrages littéraires produisirent sur son esprit une fàcheuse impression qui ne s'effaça jamais entièrement. Il s'aperçut que, sans modifier ses principes et sa règle de conduite, il pouvait fort bien s'entendre avec les hommes aux yeux desquels le mot libéralisme était quelque chose de mieux qu'un signe de ralliement pour les partis et les passions; mais il marqua toujours de la répugnance à se rapprocher de ceux qu'il croyait avoir eus pour ennemis.

Une chose étonnera sans doute, c'est son changement d'opinion à l'égard d'un homme qui tint longtemps dans ses mains les destinées de l'Europe. Pendant la toute-puissance de Napoléon, il avait constamment refusé ses bienfaits; après sa chute, il paya un tribut d'admiration à ce qu'il avait fait de grand. Je l'avais méconnu, disait-il pendant les dernières années de sa vie; et on le concevra facilement en considérant l'isolement dans lequel il vivait et les plaies récentes que la révolution lui avait laissées. A coup sûr, ces aveux n'étaient pas intéressés; jamais savant n'est convenu

de ses torts avec plus de candeur dès qu'il avait cru les

reconnaître.

Comme tous les hommes qui ont une imagination vive et un cœur aimant, M. De Nieuport avait une grande susceptibilité; il se prévenait souvent pour ou contre une personne; mais ses retours avaient quelque chose de touchant; et la manière affectueuse dont il cherchait à faire oublier ses torts aurait presque fait regretter qu'il en eût été exempt.

On veut que l'homme dont l'imagination est ardente demeure constamment impassible; mais comment conserver toujours le calme nécessaire et ne point s'affecter en voyant juger avec légèreté ce qui a souvent été l'objet de longues veilles, ou présenter sous un faux jour les intentions les meilleures, surtout si l'on se sent froissé au milieu des partis et si l'on veut s'exprimer hautement et selon sa conscience? La vérité n'a de charmes pour le commun des hommes qu'autant qu'elle flatte leurs passions; elle se trouve honteusement répudiée, si elle ne peut s'accommoder à leurs caprices. L'honnête homme, témoin de ces viles transactions, se replie sur lui-même et finit bien souvent par s'isoler il trouve du moins dans sa retraite ses premières illusions. Peut-être le commandeur ne conservait-il pas toujours cette modération si désirable. L'impétuosité de son caractère lui arrachait quelquefois des mots durs et d'autant moins pardonnés qu'ils étaient presque toujours spirituels. « Ne m'en parlez pas », disait-il d'un pharmacien qui avait l'habitude de se vanter de ses connaissances en physique, ne m'en parlez pas, c'est un homme dont les idées sont rétrécies; il voit toujours la nature à travers la canule de sa seringue. »>«< Quel homme, disait-il d'un autre, il vous désespère par sa lenteur; ses phrases, sans en avoir le tranchant, sont comme l'épée de Charlemagne, longues, larges et plates.

Il est juste d'ajouter cependant que ces reparties ne devenaient vives qu'autant qu'il se sentait blessé lui-même. Il était surtout bienveillant pour les jeunes gens qui abordaient la carrière des sciences. S'il parvenait à les animer, à les mettre à l'unisson avec lui, on le voyait radieux, et le cadeau de ses ouvrages était le résultat ordinaire de leur visite. S'il se trouvait, au contraire, frustré dans son attente, on s'apercevait facilement qu'il éprouvait un sentiment pénible. « Ça ne va pas, disait-il, je l'ai essayé, mais il n'a pas mordu. >>

Vers la fin de sa vie, M. De Nieuport avait entièrement cessé de s'occuper de mathématiques, non qu'il eût cessé d'aimer cette science, mais il ne se sentait plus ni l'énergie ni la force de tête nécessaires pour se livrer à de nouvelles recherches. « L'appétit n'y est plus, disait-il, c'est un signe de désorganisation. >> I regrettait surtout de n'avoir pu suivre les recherches de la géométrie moderne.

Il craignait l'oisiveté comme le plus grand fléau: aussi les études littéraires, qui exigent en général moins d'attention que les sciences, l'occupèrent jusqu'au dernier instant. Il relisait ses livres favoris, y faisait des annotations, ou s'amusait à composer des vers que lui suggérait l'un ou l'autre passage ('). L'idée de la gloire qu'il pouvait acquérir par ses propres ouvrages semblait subordonnée chez lui à celle du plaisir qu'il retirait de leur composition, aussi passait-il facilement des sciences aux lettres et à la philosophie; mais il paraissait toujours cultiver les lettres et la philosophie comme une application des sciences mathématiques.

Depuis quelque temps, M. De Nieuport éprouvait des maux de poitrine et une gène continuelle dont il se plaignait

(') En mourant, il laissa plusieurs ouvrages à la bibliothèque de l'Académie, et entre autres un bel exemplaire de Platon, couvert d'annotations de sa main.

fréquemment; ses facultés intellectuelles avaient cependant conservé toute leur force, et le physique n'avait pas éprouvé d'altération bien sensible. Quand je le vis pour la dernière fois, c'était la veille de sa mort: j'étais sur le point de partir pour l'Angleterre; j'allais lui faire mes adieux, j'étais loin de prévoir qu'ils dussent être éternels. Je le trouvai assis à la même place et dans le même fauteuil où je l'avais vu lors de ma première visite j'étais avec Dandelin, qui devait m'accompagner dans mon voyage. Le bon vieillard parut heureux de se retrouver avec nous; il nous tendit affectueusement la main, et nous parla de notre séparation, de l'objet de notre voyage, de nos études. Il reprit bientôt sa vivacité naturelle; puis, comme nous lui demandions quelle était la nature de son mal, « Que sais-je, dit-il gaiement, il n'y a qu'une manière de se porter bien, et il y en mille d'ètre malade. C'est toujours la mème oppression; c'est mon diable qui me tient là.... » et il montrait sa poitrine. Le lendemain, vers la nuit, je retournai avec mon ami à la demeure du commandeur pour avoir des nouvelles de sa santé, dont on venait de nous parler d'une manière alarmante. Une faible lumière brillait dans la bibliothèque où il se tenait habituellement; nous nous arrètâmes quelques temps, évitant de sonner de peur de troubler peut-être son sommeil : c'était l'heure, hélas! à laquelle il venait de rendre le dernier soupir. Il fut sur pied jusqu'au dernier instant : son agonie fut courte. Le jour de sa mort il eut quelques accès de délire. Vers dix heures du soir (20 août 1827), son mal habituel parut agir avec plus de violence: il fut saisi d'un vomissement subit et expira au mème instant.

JEAN-BAPTISTE VAN MONS.

Les hommes supérieurs sont comme les monuments : on ne peut bien les juger qu'en les voyant en place; ils s'harmonisent avec les lieux et les climats qui les ont vus naitre; si l'on vient à supprimer tous les rapports qui existent entre eux et leurs alentours pour les isoler et ne les considérer que d'une manière abstraite, les idées qu'on pourra s'en former seront nécessairement incomplètes, et les jugements qu'on en portera seront faux. Il faut tenir compte aux hommes des difficultés qu'ils ont eu à vaincre pour s'élever à une certaine hauteur, où peut-être ils auraient été naturellement portés sans efforts, s'ils étaient nés dans d'autres temps ou d'autres lieux. Si de pareilles considérations s'effacent aux yeux de l'historien qui retrace la marche progressive des sciences, elles doivent nécessairement occuper l'écrivain impartial qui veut apprécier le savant et vérifier ses droits à l'estime publique, droits que l'on peut regarder comme ses titres de noblesse.

Jean-Baptiste Van Mons naquit à Bruxelles, le 11 novembre 1765 ('), époque où commençait à se manifester en

(') Son père, Ferd.-P. Van Mons, receveur du grand béguinage de Bruxelles, avait encore deux autres fils et une fille, femme d'un grand mérite, qui fut ma. riée, plus tard, au docteur Curtet.

« PreviousContinue »