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rel, ne pouvoit donc exprimer vivement que l'amour d'Armide. Comment s'y eft-il pris pour rendre fenfible, actif & théâtral le fentiment qu'Armide n'a pas dans le cœur ? Il en a fait un perfonnage. Et quel développement eût jamais eu le relief de ce tableau, la chaleur & la véhémence de ce Dialogue?

LA HAINÉ.

Sors, fors du fein d'Armide, Amour, brise ta chaîne.

ARMIDE.

Arrête, arrête, affreufe Haine :

Laiffe-moi fous les loix d'un fi charmant vain

queur:

Laiffe-moi, je renonce à ton fecours horrible. Non, non, n'achève pas: non il n'eft "

poffible.

pas

De m'ôter mon amour fans m'arracher le

cœur.

LA HAIN E.

N'implore-tu mon affistance

Que pour méprifer ma puiffance?
Tu me rappelleras peut-être dès ce jour ;
Et ton attente fera vaine.

Je vais te quitter fans retour.

Je ne puis te punir d'une plus rude peine, Que de t'abandonner pour jamais à l'Amour.

Qu'ai-je donc entendu en difant qu'on ne doit point mettre l'allégorie à la

place de la paffion? le voici. Je fuppofe qu'au-lieu du tableau que je viens de rappeller, on vit fur le théâtre Armide endormie, & l'amour & la haine perfonnifiés, fe difputant fon coeur; ce combat purement allégorique, feroit froid. Mais la fiction de Quinault ne prend rien fur la nature la paffion qui pofféde Armide, eft exprimée dans fa vérité toute fimple; & le poéte lui oppose, au moyen de l'allégorie, la paffion qu'Armide n'a pas. Plus on réfléchit fur la beauté de cette fable, plus on y trouve de génie & de goût.

Le mérite de l'allégorie eft donc de rendre fenfible & préfent ce qui ne le feroit pas, ou ce qui le feroit moins fans elle; & tout ce que j'ai dit en faveur des images, peut auffi lui être appliqué. Ainfi, au-lieu de définir les vices qui affiégent la porte des enfers, M. de Voltaire les perfonnifie, & ja mais leur caractere ne fut plus vivement ni plus fidélement exprimé.

Là git la fombre Envie à l'oeil timide & louche, Verfant fur des lauriers les poifons de fa bouAche., ziema 100g

Le jour bleffe fes yeux dans l'ombre étincelans Trifte amante des morts elle hait les vivans. Elle apperçoit Henri, fe détourne & foupire..

Auprès d'elle est l'Orgueil qui fe plaît & s'ad

mire ;

La foibleffe, au teint pâle, aux regards abattus, Tyran qui céde au crime & détruit les vertus : L'ambition fanglante, inquiette, égarée,

De trônes de tombeaux, d'efclaves.entourée ; La tendre Hypocrific, aux yeux pleins de dou

ceur:

(Le ciel eft dans les yeux, l'enfer eft dans fon cœur)

Le faux Zele étalant fes barbares maximes ;
Et l'intérêt enfin, pere de tous les crimes.

Le grand art d'employer le merveilleux, eft de le mêler avec la nature comme s'il ne faifoit qu'un feul ordre de chofes, & comme s'ils n'avoient qu'un mouvement commun. Cet art d'engrener les roues de ces deux machines & d'en tirer une action combinée, eft celui d'Homère au plus haut degré. On en voit l'exemple dans l'Iliade. L'édifice du poëme eft fondé fur ce qu'il y a de plus naturel & de plus fimple, l'amour de Crysès pour fa fille. On la lui a enlevée, il la redemande, on la lui refufe: elle eft captive d'un Roi fuperbe qui rebute ce pere affligé. Crysès, Prêtre d'Apollon, lui adreffe fes plaintes. Le dieu le protége & le venge. Il lance fes flêches empoifonnées dans le camp des Grecs. La contagion s'y répand, & Calcas

annonce que le dieu ne s'appaifera que lorfqu'on aura réparé l'injure faite à fon miniftre. Achille eft d'avis qu'on lui rende fa fille; Agamemnon, à qui elle eft tombée en partage, consent à la rendre, mais il exige une autre part au butin. Achille indigné lui reproche fon avarice & fon ingratitude. Agamemnon pour le punir envoie prendre Briféis dans fes tentes ; & de-là cette colère qui fut fi fatale aux Grecs. La Nature n'auroit pas enchaîné les faits avec plus d'aifance & de fimplicité; & c'eft dans ce paffage facile, dans cette intime liaifon du familier & du merveilleux que confifte la vraifemblance.

Plus le merveilleux s'éloigne de la vérité, plus il faut de fageffe & de goût pour le réconcilier avec elle : c'eft où triomphe la Philofophie ; & encore une fois, qu'on ne confonde pas l'efprit métaphyfique avec l'efprit philofophique. Le premier veut voir les idées toutes nues; le fecond n'exige de la fiction que de les vétir décemment. L'une réduit tout à la précifion rigoureufe de l'analogie & de l'abftraction; l'autre n'affujettit les Arts qu'à leur vérité hypothétique : il

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fe met à leur place, il donne dans leurs fens, il fe pénétre de leur objet, & n'examine leurs moyens que relativement à leurs vûes. S'ils franchiffent les bornes de la Nature il les franchit avec eux: ce n'eft que dans l'extravagant & l'abfurde qu'il refufe de les fuivre. Il veut, pour parler le langage d'un philofophe, (l'Abbé Terraffon) que la fiction & le merveilleux » fuivent le fil de la Nature »; c'està-dire, qu'ils aggrandiffent les proportions fans les altérer; qu'ils augmentent les forces fans déranger.le méchanifme; qu'ils élèvent les fentimens & qu'ils étendent les idées fans en renverfer l'ordre, la progreffion, ni les rapports. L'ufage de l'efprit philofophique dans la Poéfie & dans les beaux Arts,confifte à en bannir les difparates, les contrariétés, les diffonances, à vouloir que les peintres & les poétes ne bâtiffent pas en l'air des palais de marbre avec des voutes maffi

ves,

de lourdes colonnes & des nuages pour bafe; à vouloir que le char qui éleve Hercule dans l'Olympe, ne foit pas fait comme pour rouler fur des rochers ou dans la boue; que les démons , pour tenir le confeil, ne fe

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