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me & Pinnocence habiterent l'afile des ombres heureufes. Les fupplices de toute efpéce furent infligés aux manes criminels, mais avec peu d'équité, ce me femble, par les Poétes même les plus judicieux. La fiction n'en fut pas moins reçue & révérée; & le tartare fut l'effroi des méchans, comme l'Elisée étoit l'espoir des juftes.

Un avantage moins férieux que la Philofophie tira de ce nouveau fiftême, fut de rendre fenfibles les idées abftraites, dont elle fit encore des légions de divinités. La Métaphyfique fe jetta dans la fiction comme la Phyfique & comme la Morale. Les vices, les paffions humaines ne furent plus des notions vagues. La fageffe, la justice, la vérité, l'amitié, la paix, la concorde, tous ces biens & les maux oppofés; la beauté, cette collection de tant de traits & de nuances; les graces, ces perceptions fi délicates fi fugitives; le tems même, cette abftruction que l'efprit fe fatigue vainement à concevoir, & qu'il ne peut fe réfoudre à ne pas comprendre ; toutes ces idées factices & compofées de notions primitives, qu'on a tant de peine à réunir en une feule per

ception, tout cela, dis-je, fût perfonnifié. Un merveilleux qui faifoit tomber fous les fens, ce qui même eût échappé a lintelligence la plus fubtile, ne pouvoit manquer de faifir, de captiver l'efprit humain: on ne connut bien-tôt plus d'autres idées que ces images allégoriques. Toutes les affections de l'ame, prefque toutes fes perceptions, prirent une forme fenfible, l'homme fit des hommes de tout: diftingua les idées métaphyfiques aux traits du vifage, & chacune d'elles eut un fymbole au-lieu d'une définition.

Mais pour réunir plufieurs idées fous une feule image, on fut fouvent obligé de former des compofés monftrueux, à l'exemple de la Nature, dont les écarts furent pris pour modéles. On lui voyoit confondre quelquefois dans fes productions les formes & les facultés des efpéces différentes, & en imitant ce mêlange on rendoit fenfible au premier coupd'œeuil les rapports de plufieurs idées: c'eft du-moins ainfi que les favans ont expliqué ces peintres fimboliques. Il eft à préfumer en effet que les premiers hommes qui ont dompté les

chevaux ont donné l'idée des Centaures, les hommes Sauvages l'idée des Satires, les Plongeurs l'idée des Tritons: &c. Comme allégorie, ce genre de fiction a donc fa jufteffe & fa vraisemblance. Il a auffi fes difficultés, & l'imagination n'y eft point affranchie de la régle des proportions & de l'ensemble. Il a fallu que dans l'affemblage monftrueux de deux efpèces, chacune d'elles eût fa beauté, fa régularité fpécifique, & formât de plus avec l'autre un tout que l'imagination peut réaliser; fans déranger les loix du mouvement & les procédés de la Nature. Il a fallu proportionner les mobiles aux maffes & les fupports aux fardeaux: que dans le Centaure les épaules de l'homme fuffent en proportion avec la croupe du cheval; dans les Syrénes, le dos du poiffon avec le bufte de la femme; dans le Sphnix, les aîles & les ferres de l'aigle avec la tête de la femme & avec le corps du lion; mais cela regarde la Sculpture & la Peinture bien plus que la Poéfie, Comme celleci ne fait qu'indiquer les traits du compofé phyfique, le foin de les lier, de les accorder l'intéreffe moins,

Ce monftre à voix humaine, aigle, femme & lion.

Voilà comme elle deffine le Sphinx; c'eft au pinceau, c'est au cifeau de former de ces traits détachés un tout harmonieux & d'accord avec luimême.

Revenons au fyftême univerfel du merveilleux. On vient de voir toute la Philofophie animée par la fiction & l'Univers peuplé d'une multitude innombrable d'êtres d'une nature analogue à celle de l'homme. Rien de plus favorable aux Arts, & fur-tout à la poéfie. La Mithologie fous ce point de vue eft l'invention la plus ingénieufe de l'efprit humain.

Ou

Mais il eût fallu que le fyftême en fût compofé par un feul homme du moins fur un plan fuivi. Formé de piéces prifes çà & là, & que l'on n'a pas même eu foin d'ajufter l'une & l'autre, il ne pouvoit manquer d'être rempli de difparates & d'inconféquences; & cela n'a pas empêché qu'il n'ait fait les délices des peuples, & longtems l'objet de leur adoration.* Quod finxere timent, tant de raison est escla. * Lucret.

ve des fens. Mais aujourd'hui que la Fable n'eft plus qu'un jeu, nous lui paffons, hors du poëme, toutes ces irrégularités, pourvû qu'au-dedans on nous les dérobe.

On a demandé s'il étoit permis dans le férieux de l'Epopée & de la Tragédie, d'employer un merveilleux auquel on ne croit plus. Cette question qui a fait tant de bruit, eft, ce me femble, facile à réfoudre.

J'ai diftingué dans le merveillenx la fiction fimple & l'allégorie, L'une embraffe tous les êtres fantastiques qui ont pris la place des caufes naturelles, & qui font venus à l'appui des vérités morales. Jupiter, Neptune, Pluton, ne font pas donnés pour des fymboles, mais pour des perfonnages auffi réels qu'Achille, Hector & Priam; ils ne doivent donc être employés que dans les fujets où ils ont leur vérité relative aux lieux, aux tems, à l'opinion. Les tems fabuleux, de l'Egypte, de la Grèce & de l'Italie, ont la Mythologie pour hiftoire. L'idée du Minotaure eft liée avec celle de Minos; & lorfque vous voyez Philoctete, vous n'êtes point furpris d'entendre parler de l'apothéose d'Hercule comme d'un

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