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en lui-même, l'ensemble ne peut jamais s'arranger, s'établir dans notre opinion. Mais la poëfie a la reffource de ne prendre des fables reçues que des parties détachés & compatibles entre elles, quoique fouvent peu d'accord avec le fyftême total. J'ai dit que les chofes d'opinion commune fe paf foient de vraisemblance tant qu'on ne faifoit que les fuppofer hors de la fable; mais on doit fe fouvenir que fi le Poéte les employe au-dedans il eft obligé d'y obferver les mêmes rapports que dans l'ordre des chofes réelles. Il feroit inutile d'alléguer le peu d'harmonie qu'on a mis par exemple, dans le fyftême de la Mithologie: c'eft au Poëte à n'employer dụ fyftême qu'il adopte que ce qui, dans fon ensemble, a le caractère du vrai.

3.

Le merveilleux furnaturel eft tantôt l'image directe & fimple, tantôt le voile fymbolique & tranfparent de la vérité. Dans le premier cas, c'eft la pure fiction; dans le fecond, c'est l'allégorie; mais ce n'eft jamais que l'imitation exagérée de la Nature. Voyons quelle en eft l'origine & quel en droit être l'emploi ?

La Philofophie eft la mere du mer

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veilleux; & la contemplation de la Nature lui en a donné la premiere idée. Elle voyoit autour d'elle une multitude de prodiges fans autre caufe que le mouvement, qui luimême avoit une caufe. Elle dit donc: Il doit y avoir au-delà & au-deffus de ce que je vois, un principe de force & d'intelligence. Ce fut l'idée primitive & génératrice du merveilleux. La caufe unique & univerfelle, agiffant par une loi fimple, étoit pour le peuple, & fi l'on veut pour les fages, une idée trop vafte & trop peu fenfible; on la divifa en une multitude d'idées particuliéres, dont l'imagination, qui veut tout fe peindre, fit autant d'agens compofés comme nous de-là les dieux, les démons, les génies.

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Il fut facile de leur donner des fens plus parfaits que les nôtres, des corps plus agiles, plus forts & plus grands; & jufques-là le merveilleux n'étant qu'une augmentation de maffe de force & de viteffe : l'efprit le plus foible put renchérir aifément fur le génie le plus hardi. La feule régle gênante dans cette imitation exagérée de la Nature, eft la régle des proportions; encore

n'eft-il pas mal-aifé de l'obferver dans le phyfique. Dès qu'on a franchi les bornes de nos perceptions, il n'en coûte rien d'élever le trône de Jupiter, d'appefantir le trident de Neptune, de donner aux courfiers du Soleil, à ceux de Mars & de Minerve la vîteffe de la penfée. Le Pere Bouhours obferve que lorfque dans Homère Poliphème arrache le fommet d'une montagne, l'on ne trouve point fon action trop étrange, parce que le Poéte a eu foin d'y proportionner la taille & la force de ce géant. De même lorfque Jupiter ébranle l'Olim pe d'un mouvement de fes fourcils

&

que le Dieu de mer frappant la terre, fait craindre à celui des enfers que la lumière des cieux ne pénétre dans les Royaumes fombres; ces actions, mefurées fur l'échelle de la fiction, fe trouvent dans l'ordre de la Nature, par la jufteffe de leurs rapports Voilà, dit-on, de grandes idées; Oui, mais c'eft une grandeur géométrique, à laquelle avec de la ma tiére du mouvement & de l'efpace, on ajoûte tant que l'on veut.

Le mérite de l'exagération, en faifant des hommes plus grands & plus

forts que nature, auroit été de pra portionner des ames à ces corp, mais c'eft à quoi Homère & prefque tous ceux qui l'ont fuivi ont échoué. Je ne connois que le Satan du Taffe & de Milton dont l'ame & le corps foient faits l'un pour l'autre. Et comment obferver dans ces compofés furnaturels la gradation des effences? II eft bien aifé à l'homme d'imaginer des corps plus étendus, moins foibles, & moins fragiles que le fien: la Nature lui en fournit les matériaux & les modéles; encore lui eft-il échappé bien des. abfurdités, même dans le merveilleux phyfique, mais combien plus dans le moral? L'homme (dit Montagne) » ne peut être que ce qu'il eft, ni » imaginer que felon fa portée » Il a beau s'évertuer il ne connoît d'ame que la fienne: il ne peut donner au coloffe qu'il anime que ces facultés fes fentimens, fes idées, ses paffions, fes vices & fes vertus, ou plûtôt celles des inclinations, de ces affections dont il a le germe Voilà pourquoi l'Etre parfait, l'Etre par effence eft incompréhensible. Avec mes yeux je mefure le firmament; avec ma pensée je ne mefure que ma penfée. Que

j'aiffaye d'imaginer un Dieu, quelque effort que j'emploie à lui donner une nature excellente la fageffe, la fenfibilité, l'élévation de fon ame, ne feront jamais que le dernier dégré de fageffe, de fenfibilité d'élévation de la mienne. Je lui attribuerai des fens que je n'ai pas, un fens, par exemple, pour entendre couler le tems, un fens pour lire dans la penfée, un fens pour prévoir l'avenir, parce qu'on ne m'oblige pas au détail du méchanifme de ces nouveaux organes: je le douerai d'une intelligence à la quelle je fuppoferai vaguement que rien n'eft caché, d'une force & d'une fécondité d'Action, à laquelle il m'eft bien aifé de feindre que rien ne réfifte: je l'exempterai des foibleffes de ma nature, de la douleur & de la douleur & de la mort, parce que les idées privatives font comme la couleur noire qui n'a befoin d'aucune clarté mais s'il en faut venir à des idées pofitives, par exemple, le faire penser ou fentit il ne fera clairvoyant ou fenfible, éloquent ou paffionné qu'autant que je le fuis moi-même. Un A ucien adit d'Houère, il eft le feul qui ait vu les dieux ou qui les

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