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même en général que les peintures du Poëte dans le phyfique, ne font que des efquiffes que nous finiffons nousmêmes en lifant.

Je ne confonds pas avec l'imagination un don plus précieux encore, celui de s'oublier foi-même, de fe mettre à la place du perfonnage que l'on veut peindre, d'en revêtir le caractere, d'en prendre les inclinations, les intérêts, les fentimens ; de le faire agir comme il agiroit, & de s'exprimer fous fon nom comme il s'exprimeroit lui-même. Ce talent de difpofer de foi différe autant de l'imagination, que les affections intimes de l'ame différent de l'impreffion faite fur les fens, Il veut être cultivé par le commerce des hommes, par l'étude de la Nature & des modeles de l'Art; c'est l'exercice de toute la vie, encore n'eft-ce point af fez. Il fuppofe de plus une fenfibilité, une foupleffe, une activité dans l'ame que la Nature feule peut donner. Il n'eft pas befoin, comme on le croit, d'avoir éprouvé les paffions pour les rendre, mais il faut avoir dans le cœur ce principe d'activité qui en eft le germe comme il eft celui de génie. Auffi entre mille Poëtes qui favent peindre

ce qui frappe les yeux, à peine s'en trouve-t-il un qui fache développer ce qui fe paffe au fond de l'ame. La plûpart connoiffent affez la Nature pour avoir imaginé, comme Racine de faire exiger d'Orefte par Hermione qu'il immolât Pyrrhus à l'autel; mais quel autre qu'un homme de génie auroit conçu ce retour fi naturel & fi fublime?

Pourquoi l'affaffiner? qu'a-t-il fait?à quel titre? Qui te l'a dit?

les allarmes de Mérope fur le fort d'Egifte, fa douleur, fon défefpoir à la nouvelle de fa mort, la révolution qui fe fait en elle en le reconnoiffant, font des mouvemens que la Nature indique à tout le monde; mais ce retour fi vrai, fi pathétique,

Barbare, il te refte une Mere.

Je ferois Mere encor fans toi, fans ta fureur.

cet égarement où l'excès du péril étouffe la crainte dans l'ame d'une mere éperdue,

Et bien cet étranger, c'eft mon fils, c'est mon fang.

ces traits, dis-je, ne fe préfentent qu'à un Poëte qui eft devenu Mérope par

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la force de l'illufion. Il en eft de même du Qu'il mourût du vieil Horace, & de tous ces mouvemens fublimes dans leur fimplicité, qui femblent quand ils font placés, être venus s'offrir d'eux-mêmes. Lorfque le vieux Priam aux pieds d'Achille dit en fe comparant à Pelée : Combien fuis,, je plus malheureux que lui? Après tant de calamités, la fortune im"périeufe m'a réduit à ofer ce que », jamais mortel n'ofa avant moi: elle m'a réduit à baifer la main homicide & teinte encore du fang de , mes enfans. On fe perfuade que dans la même fituation on lui eût fait tenir le même langage; mais cela ne paroît fi fimple, que parce qu'on y voit la Nature; & pour la peindre avec cette vérité, il faut l'avoir, non pas fous les yeux, non pas en idée, mais au fond de l'ame.

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Ce fentiment dans le plus haut degré de chaleur n'eft autre chofe que Penthoufiafme, & fi l'on appelle ivreffe, délire ou fureur, la perfufion que l'on n'eft plus foi-même, mais celui que l'on fait agir; que l'on eft plus où l'on eft, mais préfent à ce que l'on yeut peindre; l'enthousiasme eft tout

cela. Mais on tromperoit fi, fur la foi de Cicéron, l'on attendoit tout des feules forces de la Nature & du Soufle divin, dont il fuppofe que les Poëtes font animés. Poetam Natura ipfa valere, mentes viribus excitari, & quafi divino quodam fpiritu afflari.

Il faut avoir profondément fondé le coeur humain pour en faifir avec précifion les mouvemens variés & rapides, pour devenir foi-même dans la vérité de la Nature, Mérope, Hermione, Priam, & tour-a-tour chacun des perfonnages que l'on fait parler & agir. Ce que Platon appelle manie fuppofe donc beaucoup de fageffe, & je doute que Locke & Pafcal fuiffent plus Philofophes que Racine & Moliere. Caftelvetro définit laPoëfie pathétique, Trovamento & offercitamento della perfona injuriofa & non della furiofa ; non essendo il furiofo utto à transformar fi in varie paffioni, ne follicito investigatore di quella che fi facciano & dicano i paffionati. Et en cela il a raifon, mais il fe trompe lorfqu'il prétend qu'il n'eft pas befoin que le Poëte fe paffionne, lo non fo fi altri fe poffa adirare, fentire dolore, allegrezza, o maraviglia, o altre, à fua volunta, quando e quieto, giolivo,&c.

Ce n'eft qu'avec cette faculté de changer de caractere & de situation, de fe pénétrer de fentimens de affections

que l'on veut peindre, qu'on eft en état de les bien exprimer : c eft la penfée d'Ariftote, que l'Interprête Italien n'a pas faifie quand il a donné Pétrarque réellement amoureux, pour exemple de la fituation où doit être l'ame du Poëte dans le fens de fon Auteur.

L'enthoufiafme n'eft donc pas une fureur vague & aveugle, mais c'eft la paffion du moment dans fa vérité, fa chaleur naturelle : c'eft la vengeance, fi l'on fait parler Atrée; l'amour, fi l'on fait parler Ariane; la douleur & l'indignation, fi l'on fait parler Philoctete. Il arrive fouvent que l'imagination du Poëte eft frappée, & que fon coeur n'est pas ému. Alors il peint vivement tous les fignes de la paffion, mais il n'en a point le langage. Le Taffe après la mort de Clorinde, avoit Tancrede devant les yeux, auffi l'a-t-il peint comme d'après nature,

Pallido, freddo, muto e quafi privo
Di movimento, al marmo gli occhi affiffi,
Al fin fgargando un lacrimofo rivo
In un languido ohime proruppe.

mais pour le faire parler ce n'étoit pas

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