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même vers préfente à l'efprit deux images incompatibles, les étoiles & l'aurore, le préfent & le paffé. Jamque rubefcat ftellis aurora fugatis (a)

Dans les exemple du tableau du miroir & du fleuve, on ne voit qu'une furface; la Poéfie tourne autour de fon objet comme la Sculpture, & le préfente dans tous les fens.

Elle fait plus que répéter l'image & l'action des objets; cette imitation fidéle & fervile, quelque talent, quelque foin qu'elle exige, eft fa patrie la moins eftimable. La Poéfie invente & compofe; elle choifit & place fes modéles, arrange & combine elle-même tous les traits dont elle a fait choix; ofe corriger la Nature dans les détails & dans l'enfemble, donne de la vie & de l'ame aux corps, une forme & des couleurs aux penfées, étend les limites des chofes & fe fait un nouvel univers.

Dans cette maniere de feindre & de compofer, la peinture a effayé de la fuivre, mais elle n'a pu la fuivre que de loin, & dans ce qu'elle a de plus

(a) La pourpre de l'aurore effaçoit les étoiles,

facile: car ce n'eft point dans le phyfique, mais dans le moral, qu'il eft mal-aifé de réaliser les poffibles & d'imiter par la fiction ce qui n'eft pas comme s'il étoit : * Non folum qua effent, verumtamen que non effent, quafi effent.

L'objet des Arts eft infini en lui-même il n'eft borné que par leurs moyens. Le modéle univerfel, la Nature; eft préfente à tous les Artiftes; mais le Peintre qui n'a que des couleurs ne peut en imiter que ce qui tombe fous le fens de la vue; le pinceau de Vernet ne rendra jamais dans une tempête, Clamorque virum ftridorque rudentum (a).

Boucher peindra Venus fe dérobant aux yeux d'Enée; mais il n'exprimera que bien confufément :

Ambrofiæque coma divium vertice odorem
Spirare (b)

De même le Muficien qui n'a que des fons, ne peut rendre que ce qui affecte le fens de l'ouie, & pour former ce tableau des effets de la lyre d'Orphée,

* Jul. Scal.

(a) Le cri des matelots & le bruit des cordages (b) Et fes cheveux flotans arrofés d'ambroifie. En répendant au loin le célefte parfum.

At cantu comoia Erebi de fedibus imis, Umbra ibant tenues (a). l'harmonie appellera la danfe & la peinture à fon fecours, comme dans nos fpectacles lyriques. Il eft vrai que chacun de ces Arts exprime fon objet plus vivement que ne fait la Poéfie par la raifon que les fignes naturels qu'ils employent reffemblent à ce qu'ils imitent; au lieu que le rapport des fignes de la Poéfie avec ce qu'ils nous rappellent, eft tout fictif & de convention. Mais cet équivalent univerfel des fignes des Arts, la parole, fait au commun des hommes affez d'illufion, pour les émouvoir au même degré que le fouvenir le plus fidéle, & pour reproduire aux yeux de l'ame l'univers physi que & moral.

Cependant, ni les objets de tous les fens ne font également favorables à cette peinture intellectuelle, comme je l'obferverai à propos des images, ni toutes les langues n'ont la même faculté de renouveller dans l'ame les impreffions de tous les fens. Plus une langue a de fignes diftincts pour les idées

(a) De l'Erebe à fa voix les ombres fugitives, Ont quitté leur afyle & volent fur fes pas.

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& les rapports des idées, plus elle eft favorable à l'éloquence, à la Philofophie, à tout ce qui parle à l'efprit : plus une langue abonde en termes figurés nombreux & fonores, plus elle est favorable à la Poéfte. Il eft encore une expreffion auffi fimple que celle des idées, auffi vive que celle des images & qui dans l'éloquence & la Poéfie peut donner à une langue fur les autres langues un avantage prodigieux : c'eft l'expreffion du fentiment. Plus elle eft abondante, & graduée en nuances diftinctes & délicatement faifies, plus il eft facile au Poéte de peindre les émotions & les penchans dont elle marque les degrés. Concluons que toutes les langues ne font pas également Poétiques, & que la Poéfie elle même, qui s'étend fi loin au-de-là des limites de tous les arts, eft renfermée comme eux dans des bornes plus ou moins étroites, felon que la langue où elle s'exerce la favorife ou la contraint. Mais quelque gênée qu'elle foit, ni aucun des arts, ni tous les arts enfemble n'imiteront ce qu'elle exprime.

Elle feule pénétré au fond de l'ame & en expofe à nos yeux les replis. Ni les douces gradations du fenti

ment, ni les violents accès de la paffion ne lui échapent. Le degré d'élévation & de fenfibilité, d'énergie & de reffort, de chaleur & d'activité qui varie & diftingue les caractères à l'infini, toutes ces qualités, dis-je, & les qualités oppofées font exprimées par la Poéfie. La même vertu: le même vice a mille nuances dans la nature; la Poéfie a mille couleurs pour dinftinguer toutes ces nuances. C'eft peu d'être auffi variée, auffi féconde que la nature même, la Poéfie compofe des ames, comme la Pein⚫ture imagine des corps. C'eft une affemblage de traits pris çà & là de différens modèles, & dont l'accord fait la vraisemblance. Les perfonnages ainfi formés, elle les oppofe & les met en action: action plus vive, plus touchante que la Peinture ne peut l'exprimer, action variée dans fon unité, foutenue dans fa durée, & fans ceffe animée dans fes progrès par des obstacles & des combats.

La Poéfie en récit n'avoit que les fignes arbitraires de la parole; il lui manquoit ce degré de vérité qui feul affecte le plus grand nombre. Qu'at-elle fait; elle a imaginé de donner

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