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tême de la Tragédie & peut-être celui de l'Epopée, eft l'ouvrage du grand Corneille. J'examinerai dans la fuite fi nous y avons perdu ou gagné. Quoiqu'il en foit, il n'y a plus moyen de retourner fur les traces des Anciens. Il faut s'en tenir aux paffions humaines. Si le fujet en lui-même eft intéreffant; fi les caracteres ont de l'activité; fi les fentimens qui les animent, ont du reffort, de l'énergie; s'ils font oppofés de maniere à fe preffer, à s'animer l'un l'autre, on doit être peu en peine des fituations & des tableaux : l'action les amene tous naturellement, & l'on eft furpris de les voir fe préfenter & fe placer d'eux-mêmes. Pénétrons dans le cabinet du Poëte, & voyons-le occupé du choix & de la difpofition d'un fujet.

Parmi cette foule d'idées que la lecture & la réflexion lui préfentent, il lui vient celle d'un ufurpateur, qui de deux enfans nourris enfemble, ne fait plus lequel eft fon fils, lequel eft fils du Roi légitime dont il veut éteindre la race.

Le Poëte dans cette maffe d'idées voit dequoi exciter l'inquiétude, la terreur & la pitié; il la pénétre, la

dévelloppe, & voici à-peu-près com

ment.

Ces deux enfans peuvent avoir été confondus par leur nourrice; mais fi la nourrice n'eft plus, on eft sûr que le fecret de l'échange eft enfeveli avec elle; le nœud n'a plus de dénouement. Si elle est vivante & fufceptible de crainte, l'action ne peut plus être fufpendue; l'afpect du fupplice fera tout avouer à ce témoin foible & timide. Le Poëte établit donc le caractere de cette femme comme la clef de la voute. Elle aime le fang de fes maîtres, détefte la tyrannie, brave la mort, & s'obstine au fecret. Ce n'eft pas tout: fi le tyran n'eft qu'ambitieux & cruel, fa fituation n'eft pas affez pénible. Il peut même être barbare au point d'immoler fon fils, plutôt que de rifquer que fon ennemi ne lui échappe, & trancher ainfi le noeud de l'intrigue. Que fait le Poëte? Au puiffant motif de perdre l'héritier du trône il oppofe l'amour paternel, ce grand reffort de la nature; & dès-lors voyez comme fon fujet devient pathétique & fécond. Le tyran va, fur des lueurs de fentiment, fur des foupçons & des conjectures, balancer entre fes

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༡.

deux victimes, & les menacer tour à-tour. Mais fi l'un des deux Princes étoit beaucoup plus intéreffant que F'autre par fon caractere; il n'y au roit plus cette alternative de crainte qui met l'ame des fpectateurs à l'étroit, & qui rend la fituation fi preffante & fi terrible le Poëte qui vent qu'on frémiffe pour tous les deux tour-à-tour, les fait donc vertueux l'un & l'autre ; & dès-lors non-feulement le tyran ne fait plus lequel choifir pour fon fils; mais lorsqu'il veut fe déterminer, aucun des deux ne confent à l'être. De cette combinaifon de 'caracteres naiffent comme d'elles-mêmes ces belles fituations qu'on admire dans Héraclius,

Devine fr tu peux, & choifis fi tu l'ofes.... O malheureux Phocas! O trop heureux Maurice!

Tu retrouves deux fils pour mourir` après toi; Et je n'en puis trouver pour réguer après mai. Comment s'eft fait le double échange qui a trompé deux fois le tyran ? fur quel témoignage chacun des deux Princes fe croit-il Héraclius ? par quel moyen Phocas les va-t-il réduire à la néceffité de décider fon choix? quel incident, au fort du péri!, tranchera le noeud de l'intrigue & produira la

révolution? tout cela s'arrange dans la penfée du Poéte, comme l'eût difpofé la Nature elle-même fi elle eût médité ce beau plan. C'eft ainfi que travailloit Corneille. Il ne faut donc pas s'étonner fi l'invention du fujet lui coûtoit plus que l'exécution.

Quand la fable n'a pas été combinée avec cette méditation profonde, on s'en apperçoit au défaut d'harmo nie & d'ensemble, à la marche incertaine & laborieufe de l'action, à l'embarras des développemens, au mauvais tiffu de l'intrigue, & à une certaine répugnance que nous avons à fuivre le fil des événemens.

La marche d'un poëme, quel qu'il foit, doit être celle de la Nature, c'eftà-dire, telle qu'il nous fait facile de croire que les chofes fe font paffées comme nous les voyons. Or dans la Nature les idées, les fentimens, les mouvemens de l'ame ont une génération qui ne peut être renverfée fans un renversement de la Nature même. Les événemens ont auffi une fuite une liaison que le Poëte doit obferver, s'il veut que l'illufion fe foutienne. Des incidens détachés l'un de l'autre, qu mal-adroitement liés, n'ont

plus aucune vraisemblance. Il en eft du moral comme du phyfique & du merveilleux comme du familier : pour que la contexture de la fable foit parfaite, il faut qu'elle ne tienne au-dehors que par un feul bout. Tous les incidens de l'intrigue doivent naître fucceffivement l'un de l'autre & c'eft la continuité de la chaîne qui produit l'ordre & l'unité. Les jeunes gens dans la fougue d'une imagination pleine de feu, négligent trop cette régle importante. Pourvû qu'ils excitent du tumulte fur la fcène, & qu'ils forment des tableaux frappans, ils s'inquiétent peu des liaisons, des gradations & des paffages. C'eft par-là cependant qu'un Poëte eft le rival de la Nature, & que la fiction eft l'image de la vérité. Mais je me réserve d'infifter fur ce point dans le chapitre de la Tragédie.

C'eft peu d'inventer la maffe du fujet, & de le difpofer felon le plan & les procédés de la Nature; il refte encore des détails à tirer du fond du fujet même, & c'eft un génie différent du premier.

II y a pour le poëte comme pour le peintre, des modèles qui ne varient point. Pour fe les retracer fidélement,

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