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mine fouvent à choifir entre vingt fujets, pris & rejettés tour-à-tour, le plus ftérile & le plus ingrat.

Il eft poffible que l'hiftoire, la fable, la fociété vous préfentent un tableau difpofé à fouhait; mais les exemples en font bien rares. Le fujet le plus favorable eft toujours foible & défectueux par quelque endroit. Il ne faut pas fe laiffer décourager aifément par la difficulté de fuppléer à ce qui lui manque; mais auffi ne faut-il pas fe livrer avec trop de confiance à la féduction d'un côté brillant : c'est l'écueil des jeunes Poëtes. Un caractere fingulier, une fituation touchante, un moment pathétique leur élevent l'ame, leur échauffent l'imagination; ils comptent fur les reffources de leur génie. pour le refte, & s'abandonnent au feu de la compofition, fans s'appercevoir que l'endroit qui les éblouit épuife toutes leurs richeffes & laiffe après lui la ftérilité.

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Avant que Pon fe fût permis le changement de lieu fur notre théâtre, il étoit comme impoffible de tirer cinq actes du fujet de Coriolan, & cependant combien de fois, à l'appât de deux belles scènes, a-t-on entrepris de

l'exécuter? Il en eft de même du fujet de Régulus, qui réduit à l'unité de lieu, ne peut guères avoir qu'un bel acte. Racine jeune encore, fe laissa féduire par la réponse de Porus à Alexandre; mais un mot fublime, un beau caractere ne fait pas une Tragédie.

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Un Poëme eft un édifice dont toutes les parties doivent concourir à la folidité, à la beauté de tout; ou plutôt, c'est une machine dans laquelle tout doit être combiné pour produire un mouvement commun. Le morceau le mieux travaillé n'a de valeur qu'autant qu'il eft une piéce effentielle de la machine, & qu'il y remplit exac. tement fa place & fa deftination. Ce n'eft donc jamais la beauté de telle ou telle partie qui doit déterminer le choix du fujet. Dans l'Epopée, dans la Tragédie, le mouvement que l'on veut produire c'eft une action intéreffante, & qui dans fon cours répande l'illusion, l'inquiétude, la furprife, la terreur & la pitié. Le premiers mobiles de l'action chez les Grecs ce font communément les dieux & les destins; chez nous les paffions humaines; les roues de la machine, ce font les caracteres; l'intrigue en eft l'enchaîne

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ment; & l'effet qui réfulte de leur jeu combiné, c'est l'illufion le pathétique, le plaifir & l'utilité. On dira la même chofe de la Comédie, en mettant le ridicule à la place du pathétique. Ainfi de tous les genres de Poëfie, relativement à leur caractere & à la fin qu'ils fe propofent. On n'a donc pas inventé un fujet lorsqu'on a trouvé quelques piéces de cette machine mais lorsqu'on a le fyftême complet de fa compofition & de fes mouve

mens.

Il faut avoir éprouvé foi-même les difficultés de cette premiere difpofition pour fentir combien frivoles & puérilement importunes font ces règles dont on étourdit les Poétes, d'inventer la fable avant les perfonnages, & de généralifer d'abord fon action avant d'y attacher les circonstances particulieres des tems, des lieux & des perfonnes. Peut-on vouloir réduire en méthode la marche de l'imagination, & la rencontre accidentelle & fortuite des idées? Il eft certain que s'il fe présente aux yeux du Poëte une fable anonyme intéreffante, il cherchera dans l'histoire une place qui lui convienne, & des noms auxquels l'adap

ter; mais falloit-il abandonner le fujet de Cinna, de Brutus, de la mort de Céfar, parce qu'il n'y avoit à changer ni les noms, ni l'époque, ni le fieu de la fcène ? Il est tout fimple que les fujets comiques fe préfentent fans aucune circonftance particuliere de lieu, de tems & de perfonnes; mais combien de fujets héroïques ne viennent dans l'efprit du Poëte qu'à la lecture de l'hiftoire? Faut-il pour les rendre dignes de la Poëfie, les dépouil ler des circonftances dont on les trouve revêtus? Je veux croire avec Leboffu, qu'Homère, comme Lafontaine, commença par inventer la moralité de fes Poëmes, & puis l'action & puis les perfonnages. Mais fuppofons que de fon tems on fût par tradition, qu'au fiége de Troie, les héros de la Grèce s'étoient difputé une efclave, qu'un fujet fi vain les avoit divifés, que l'armée en avoit fouffert, & que leur réconciliation avoit feule empêché leur ruine, fuppofons qu'Homere fe fût dit à lui-même : Voilà comme les peuples font punis des folies des Rois: il faut faire de cet exemple une leçon qui les étonne. Si c'étoit ainsi que lui fût venu le deffein de

PIliade, Homere en feroit-il moins Poëte, l'Iliade en feroit-elle moins un poëme, parce que le fujet n'auroit pas été conçu par abstraction & dénué de fes circonftances? En vérité les Arts de génie ont affez de difficultés réelles fans qu'on leur en faffe de chimériques. Il faut prendre un fujet comme il fe préfente, & ne regarder qu'à l'effet qu'il eft capable de produire. Intéreffer, plaire, inftruire, voilà le comble de l'Art, & rien de tout cela n'exige que le fujet foit inventé de telle ou de telle façon.

Dans l'invention des fujets héroïques, ce qui occupoit le moins les Anciens, eft ce qui doit nous occuper le plus, favoir les moeurs & les caracteres. Je viens d'obferver qu'ils avoient pour premiers mobiles la volonté des dieux, la fatalité. Or avec de tels agens on n'a pas befoin que le malheureux, qui en eft le jouet & la victime, ait un caractère décidé. Pour intéreffer il fuffit qu'il foit homme, & qu'il ne foit pas tout-à-fait méchant. Une Philofophie plus faine & plus utile nous a fait placer dans le coeur humain le reffort qui le fait agir: cette révolution qui a changé le fyf

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