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jugé, quand il croyoit devoir placer Lucain au nombre des Rhéteurs plutôt qu'au nombre des Poétes. Scaliger s'y eft mépris d'une autre façon, en n'accordant la qualité de Poéte à Lucain que parce qu'il a écrit en vers, & en faveur de quelques incidens merveilleux dont il a orné fon Poéme. Ces Critiques auroient dû voir que la difficulte n'eft pas de déplacer & de combiner diversement des faits arrivés mille fois, comme un maffacre, une tempête, un incendie, une bataille, & tous ces événemens, fi communs dans les annales de la malheureufe humanité; mais de les rendre préfens à la penfée par une peinture fidéle & vivante. C'eft-là le vrai talent du Poéte & le mérite de Lucain. Il ne falloit pas beaucoup de genie pour imaginer que la femme de Caton, qu'il avoit cédée à Hortenfius, vint après la mort de celui-ci, fupplier Caton de la reprendre; mais que l'on me cite dans l'antiquité un tableau d'une ordonnance plus belle & plus fimple, d'un ton de couleur plus rare & plus vrai, d'une expreffion plus naturelle & plus finguliere en même tems. que ce trifte & pieux

hyménée (a). C'eft auffi le talent de peindre qui caractérise le Poéme Didactique, & qui le diftingue de tour ce qui ne fait que décrire fans imiter. Nayons égard ni aux épifodes que Virgile a mêlés à fes leçons d'agriculture, ni aux traits de fable qu'il emploie pour embellir les plus petits détails: détachons, par exemple, de la métamorphofe de Nifus & de Sylla, ce vers qui exprime la fuite de l'alouet

Illa levem fugiens raptim fecat athera pennis. te à l'approche du vautour n'eft-ce plus de la Poéfie? Le Taffe fe laiffant aller au préjugé que je viens de combattre, définit la Poéfie, l'imitation des chofes humaines, & fe trouve parlà obligé d'en exclure un des plus beaux morceaux de Virgile ne Poeta Virgillo defcrivendoci i coftumi, e le leggi, e te guerre dell'api. Mais bien-tôt il franchit les limites qu'il vient de prefcrire à la Poéfie, & lui donne pour objet la Nature entiere; la perfettiffima Poefia imita le cofe che fono, che furono, e che poffoni effere. Ce qui comprend les faits particuliers comme les caufes générales & les animaux, les élémens

(a) La Pharfale L. 2.

eux-mêmes, comme les hommes & les dieux de gli elementi; ancora che fono nel'infimo grado, faran fogetti d'ella Poefia. Voilà donc les Géorgiques de Virgile rétablies au rang des Poémes. Et le moyen de leur refufer ce titre, quand même elles feroient réduites aux préceptes les plus fimples, & n'y eût-il que la maniere dont ces préceptes y font tracés? Que Virgile prefcrive de laiffer fécher au foleil les herbes que le foc déracine,

Pulverulenta coquat maturis folibus æftas. d'enlever le chaume après la moiffon,

Suftuleris fragiles calamos filvamque fonantem. de le brûler dans le champ même,

Atque levem ftipulam crepitantibus urere flam

mis.

de faire paître les bleds en herbe s'ils pouffent avec trop de vigueur, Luxuriem fegetum tenera depafcit in herba.

quel coloris, quelle harmonie! voilà cette Poëfie de ftyle, qui feule mériteroit aux Géorgiques le nom de Poëme inimitable; & fi Caftelvetro demande à quel titre ? Je répondrai, par

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ce que tout s'y peint, & fi ce n'est point affez des images détachées, je lui rappellerai ces defcriptions fi belles du printems, de la vie ruftique des amours des animaux, &c. tableaux peints d'après nature. Toutefois n'allons pas jufqu'à prétendre que la Poëfie du ftyle, qui fait le mérite effentiel du Poëte didactique, l'élève feule au rang des Poëmes où l'invention domine. Il y a plus de génie dans l'épifode d'Orphée que dans tout le refte du Poëme des Géorgiques; plus de génie dans une fcène de Britannicus du Mifantrope, ou de Rodogune, que dans tout l'Art poétique de Boileau. Je crois l'avoir démontré en parlant des talens du Poéte.

Les divers fens qu'on attache au mot d'invention, font quelquefois fi oppofés, que ce qui mérite à peine le nom de Poëme aux yeux de l'un, eft un Poëme par excellence au gré de l'autre. D'un côté, l'on refufe à la Comédie le génie poétique, parce qu'elle imite des chofes familieres, & qui fe paffent au milieu de nous. De l'autre, on lui attribue la gloire d'être plus inventive que l'Epopée ellemême. Tantum abeft ut Comedia Poe

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ma non fit, ut penè omnium & primum & verum exiftimem. In eo enim ficta omnia & materia quafita tota (Scal.) Ainfi chacun donne dans l'excès. Je fuis bien perfuadé qu'il n'y a pas moins de gloire à former dans fa penfée les caracteres du Milantrope & du Tartuffe, qu'à imaginer ceux d'Uliffe, d'Achille, & de Neftor; mais je n'en conclus pas que la Comédie du Tartuffe ou du Mifantrope foit au niveau de l'Iliade. Homere & Moliere ont peint la Nature, & l'ont mife en action par une vérité merveilleufe: ils font Poëtes par excellence. A préfent lequel des deux fuppofe le génie le plus élevé le plus de talens réunis ? C'eft fans contredit l'Epopée.

Que le fujet foit pris dans l'ordre des faits ou des poffibles, près de nous ou loin de nous, cela eft égal; mais ce qui ne l'eft pas, c'est que le

fond en foit heureux & riche: de-là dépend la facilité, l'agrément du travail, le courage & l'émulation du Poëte, & fouvent le fuccès du Poëme. Il arrive cependant que pour n'avoir pas affez réfléchi à cette premiere opération du génie, on s'épuife en recherches vagues; & l'irréfolution fe ter

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