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est trop vrai qu'en examinant en eux-mêmes ces principes rivaux, nous ne voyons point de quelle manière leurs notions se pourraient concilier. Ils nous paraissent, tout à la fois, vrais en euxmêmes et contradictoires entre eux. Le point par où ils se touchent et se mêlent nous échappe toujours. La dualité demeure. Et ce fait si vaste, si répété, si universel, agit diversement sur nous selon la diversité de nos caractères.

Les uns (et ce sont les hommes qu'on appelle pratiques par excellence) croiraient leur temps aussi bien employé à deviner des logogriphes ou à défaire des anagrammes qu'à sonder le mystère de ces dualités et à tenter de les résoudre, et leur devise est le mot du poète: Non ragioniam di lor, mà guarda e passa. Ils ont une autre dualité à résoudre, un autre accord à opérer, celui de leurs désirs et de la fortune; accord peut-être aussi impossible que tout autre, mais ils n'ont garde d'y songer.

D'autres, ce sont les penseurs de profession, les philosophes, s'arrêtent devant ces problèmes, dont l'existence est le véritable objet et la véritable occasion de la philosophie. Leur tâche, qu'ils ne s'avouent pas toujours, est la réduction de chacune de ces dualités à l'unité, et de toutes les unités à une unité suprême où s'absorbe le double univers des sens et de l'intelligence.

C'est la prétention de tous les systèmes et de toutes les écoles; c'est du moins leur tendance in

volontaire et inévitable. On parle bien d'accom-modement, de partage, mais on passe au-delà. L'établissement de deux principes appartient à la vue confuse et superficielle du vulgaire; cette vue semble avoir fait loi dans la plupart des religions; mais partout une main plus savante superpose à ces deux principes un principe suprême, à la duplicité l'unité; et dans tous les cas, la direction des penseurs est autre que celle du peuple; il ne leur suffit pas, comme à lui, de traduire leurs impressions en dogmes; ils ne sentent pas seulement, ils pensent; ils prétendent rectifier leurs impressions par leurs pensées, et le premier principe qu'ils plantent dans le terrain où ils se sont enfermés, c'est la négation même de cette dualité consacrée dans les religions populaires; négation implicite, négation inavouée, mais réelle et facile à constater.

Cette poursuite de l'unité, je dis de l'unité suprême, n'est pas commune seulement à tous les systèmes de la philosophie, mais à toutes ses branches. Il n'importe pas où l'on commence et où l'on prétend s'arrêter: sur cette route on ne s'arrête pas. Une question renferme toutes les autres; un abîme appelle un autre abîme; de la psychologie à l'ontologie il y a moins qu'un pas; c'est toujours le dernier mot de l'existence qu'on poursuit sous ces deux bannières. La philosophie a débuté par l'ontologie; si l'on y réfléchit, on trouvera que cela devait être ; plus tard elle a prétendu se replier sur l'observation

des phénomènes de l'esprit humain; mais là elle a retrouvé toutes les questions ontologiques que les premiers sages avaient poétiquement résolues; il lui a fallu, de gré ou de force, entrer dans ces profondeurs, ou bien reculer en-deçà même de son premier dessein, s'arrêter pour examiner ses armes pour évaluer ses moyens, se mettre, pour ainsi dire, elle-même en question; si bien que la philosophie a paru pour un temps se réduire à l'examen de cette question : s'il peut y avoir une philosophie.

Quand elle est arrivée au bord de l'abîme où tout la pousse irrésistiblement, je veux dire vers les questions relatives à l'existence, le besoin de l'unité et l'impossibilité de l'obtenir par voie d'accommodement se sont fait sentir également et ensemble. Cette nécessité intellectuelle était si violente qu'aucun sacrifice n'a coûté pour la satisfaire. Que diraije? Quelque chose, dans tous les systèmes, devait être réservé, demeurer inviolable; c'était le moi. C'était le point de départ, le point d'appui nécessaire en toute spéculation, la donnée hors de laquelle tout croule et s'évanouit. Eh bien! le moi lui-même a été jeté dans le gouffre; et, en dehors de toutes les conditions du raisonnement et de la compréhension, l'homme a raisonné encore, à l'aide de mots qui ne représentaient plus rien, à l'aide de notions purement conventionnelles, qu'il est impossible de confronter avec leur objet, parce que leur objet n'est pas. La philosophie, ou plutôt la dialec

tique, s'est jouée dans le vide immense qu'elle avait fait autour d'elle; elle y a tracé, d'une aile gigantesque, des orbes majestueux; elle a prouvé une chose du moins, la puissante activité de l'esprit humain, mais elle n'a pas prouvé autre chose; et si chacun de ces systèmes, en vertu de l'idée ou de la tendance qui lui a donné naissance, et de l'ordre particulier de facultés qu'il mettait en jeu, a réagi d'une manière notable sur toutes les sciences et sur tous les arts, il n'en est pas moins resté, si on le prend en lui-même, une orbite sans centre, un rêve prémédité, laborieux, profond, sans doute, et plein de signification, digne de l'attention et de l'étude de ceux mêmes qui ne s'y abandonnent pas.

Un trait commun à tous ces systèmes, c'est d'introduire au milieu des faits une idée destinée à les lier. Il restait à tenter une dernière chance; c'était de laisser l'unité se constituer elle-même, c'était de la supposer d'avance, et, en conséquence, de se borner à constater toutes les vérités de détail et de les rapprocher. Rapprochées, mises en contact, posées, pour ainsi dire, bout à bout, elles devaient d'elles-mêmes parlementer, s'entendre, et, coulant l'une dans l'autre, former un tout compacte et indissoluble, la véritable unité philosophique. Ce système, il faut bien y prendre garde, nie implicitement l'existence d'une vérité centrale, distincte de toutes les vérités particulières, et dont toutes ces vérités particulières sont l'émanation. Il les fait naî

tre, en quelque sorte, chacune d'elle-même, et ne donne aucune raison à leur concert. Ce système philosophique est proprement la négation de la philosophie, en tant que celle-ci doit être envisagée comme la poursuite de l'unité, c'est-à-dire d'une vérité centrale. On l'a appelé éclectisme. Rendons justice à son origine, aux sentiments auxquels il a dû naissance, mais ne laissons pas de l'examiner; et pour simplifier cet examen, sans rien ôter à ses résultats de la généralité que nous devons avoir en vue, ne considérons l'éclectisme que dans son application à la morale, qui est le côté pratique, la conclusion humaine, le terme prévu de toute philosophie.

L'éclectisme professe qu'en philosophie et en morale la vérité est partout et nulle part; que toute doctrine en recèle une partie; que nulle doctrine ne la renferme tout entière, et que la science, au lieu d'épouser aucun des partis qui se disputent l'opinion, doit s'avancer au milieu d'eux comme une sage médiatrice, faisant à chacun sa part, exigeant de chacun des concessions, afin de les ramener tous ensemble, s'il est possible, vers un point commun qui est la vérité.

L'éclectisme, instinct dela philosophie et bientôt de la politique modernes, est un instinct vrai. Il n'y a pas, en effet, un seul des systèmes absolus, même des plus contradictoires entre eux, qui ne se puisse défendre avec avantage, et qui, vis-à-vis des

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