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sens dont l'organe nous est inconnu; que toutes les existences aient pour raison une existence dont le sujet échappe à tous nos moyens de perception et de conception, voilà la croyance générale de l'humanité, et cette croyance est un de ses attributs. Il y a plus : l'unité de la cause première, son indivisibilité, est devenue pour toutes les nations et pour toutes les intelligences cultivées la forme constante et avouée de la croyance universelle. Ce degré d'épuration de la notion générale, bien que lentement et laborieusement conquis, n'en doit pas moins être porté sur le compte de la nature humaine; la notion d'un Dieu unique lui peut être imputée à aussi bon titre que cette vague notion de cause première où nous avons reconnu une des propriétés essentielles de notre espèce; mais en dehors de ce cercle, il n'est pas donné à l'esprit humain de faire un seul pas avec assurance. Et ce pas de plus est pourtant nécessaire; car autrement la connaissance de l'unité de Dieu est en quelque sorte une nue propriété dont l'usufruit ne se recueille jamais. L'humanité a besoin que ce Dieu unique soit un Dieu personnel, et à peine est-il nécessaire d'ajouter qu'un Dieu personnel est un Dieu-homme, en tout ce que l'homme, ou plutôt la notion d'homme, renferme de positif, c'est-à-dire de bon. L'humanité a besoin d'un Dieu personnel, afin que ce Dieu soit son Dieu. Un Dieu qui n'est pas personnel n'est rien pour elle, par cela même qu'il est tout. S'il est l'univers, s'il est

tout ce qui est, s'il est nous-mêmes, nos rapports cessent dans cette fusion. Partie essentielle de la Divinité, nous perdons notre personnalité en lui, comme il perd la sienne en nous absorbant; car la personnalité suppose dans le sujet qui en est revêtu une circonscription quelconque, la limitation d'un moi par un autre moi. Si nul, hors de Dieu, ne peut dire moi, lui-même ne le saurait dire; et réciproquement, si Dieu n'est pas un moi, personne n'en est un. Des rapports entre le Créateur et la créature sont donc, dans ce système, métaphysiquement impossibles; ils le sont aussi dans un autre point de vue. Dieu recueillant en soi toutes les existences, Dieu étant tout ce qui est, le mal comme le bien devient un élément de son être, une partie de sa notion; dès lors, dans l'individu fictif ou apparent qui s'appelle homme, le mal est nécessaire, légitime, divin, comme le bien; ou plutôt rien n'est mal et rien n'est bien que dans un sens relatif, je veux dire au point de vue de l'être humain; la distinction entre le bien et le mal n'est plus dès lors qu'une fiction temporaire, une illusion née dans notre horizon borné et destinée à y mourir. Ainsi se constitue, sous le nom adouci de panthéisme, un fatalisme sans issue; et le philosophe, pour avoir voulu serrer de plus près et mieux posséder son idée, la voit s'abîmer sans retour, et reste plus pauvre que le vulgaire, qu'un anthropomorphisme grossier a laissé du moins en

possession des contours et du fantôme d'un Dieu personnel.

;

Mais un Dieu personnel, quelque besoin qu'en ait notre nature, n'offre pas moins de difficultés à la pensée; et, chose remarquable, cette idée, suivie de près, nous mène par une autre courbe à la même extrémité que nous avions voulu fuir. La personnalité de Dieu établit une distinction, une séparation entre lui et son œuvre. Or, que Dieu ne soit pas localement dans chaque partie et substantiellement dans chaque élément de son œuvre, c'est ce que tout le monde agrée sans difficulté ; la difficulté serait toute dans le système opposé; mais s'il n'est pas dans son œuvre, il faut pourtant que son œuvre soit en lui, et que, de cette façon, sinon de l'autre, l'identité reparaisse. Il faut que son œuvre soit toute en lui; il faut qu'elle y soit sans cesse, rien ne soit hors de lui, que rien ne se fasse que par lui, que rien ne soit qui ne soit lui-même. La pensée, sollicitée avec insistance, ne nous accordera jamais un Dieu hors de qui quelque chose peut être, un Dieu qui se retire de son œuvre après l'avoir créée, et qui, par-là même qu'il consent à ce que quelque chose existe qui n'est pas lui, se limite, s'assujettit, se mutile, se nie. La personnalité de Dieu est inconcevable comme son impersonnalité, et l'âme humaine est ici d'accord avec la pensée; elle réclame avec la même instance cette identification, cette fusion avec la Divinité, qui seule

que

peut lui rendre un Dieu, puisqu'un Dieu distinct de son œuvre, la laissant exister selon les lois qu'il lui a données, et par conséquent soumis à ces lois, un Dieu qui ne se mêle pas sans cesse à son œuvre, qui ne la crée pas continuellement, qui ne nous tire pas incessamment du néant, qui n'est pas chaque instant, tout de nouveau, la raison de notre être, la source de notre vie, un tel Dieu n'est pleinement Dieu ni pour la raison ni pour l'âme.

à

Entre ces abîmes, a dit un philosophe moderne, l'humanité a trouvé son chemin, et a su se donner, d'instinct et d'inspiration, le Dieu qu'il lui fallait. Cela est vrai dans un sens; mais quand cela serait vrai dans tous, et quand le tourment de la dualité, que nous venons de signaler, ne serait infligé qu'aux seuls philosophes, toujours aurions-nous à déplorer qu'un usage légitime et régulier de la pensée ne conduise que vers un abîme. Mais les philosophes n'ont pas si exclusivement qu'on veut bien le dire ce douloureux privilége; seulement ils sentent mieux les difficultés, ils se les avouent, ils usent contre elles les forces de leur intelligence; mais, à sa manière, la multitude aussi souffre des mêmes obscurités. Il n'y a peut-être pas un problème philosophique qui, sous une forme confuse et avec de vagues contours, n'ait, durant des siècles, roulé parmi le vulgaire, avant ou après avoir mis hors de combat les athlètes des écoles. Mille axiomes, mille adages, perpétués chez les peuples, rendent

témoignage que ces préoccupations, profondes bien que confuses, ont agité la masse des esprits; et les antiques religions, créées pour les peuples, nées de leur sein, ont posé ou tenté de résoudre ces formidables énigmes1. La vie commune se ressent de ces doutes et de ces anxiétés, quoiqu'elle n'en ait pas la conscience; on sent, à la voir vaciller, que des notions ou des pressentiments contradictoires se la disputent vivement; l'homme simple est tour à tour déiste et panthéiste, fataliste et religieux dans la pratique, le tout sous la profession vague, mais constante, d'une foi quelconque, traditionnelle ou imposée. Le mal du savant tourmente aussi la multitude, mais plus sourdement, mais sans formule et sans nom; et, de même que le savant dans l'intérêt de la pensée, elle, dans l'intérêt de la vie, a besoin d'être éclairée et d'être guérie.

Autre exemple pris dans la même région.

La notion de religion implique, du côté de Dieu, l'administration du monde moral, et cette administration suppose quelques principes, éternels et immuables comme Dieu même, dont ils constituent l'essence. Il est impossible, après avoir admis l'être de Dieu, de ne pas le revêtir de certains attributs, si même il n'est plus juste de dire que la notion de ces attributs, conçus dans leur perfection

α

(1) N'est-ce pas à tout un peuple que le livre des lois de Manou

disait : « L'univers repose dans l'Ame suprême ; c'est l'Ame qui

produit la série des actes accomplis par les êtres animés. »

b

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