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a prévu et prédit qu'il serait haï, et que ses disciples, en tant que dépositaires et distributeurs de la même vérité, seraient aussi haïs. « Vous serez haïs «<< de tous à cause de mon nom. Je vous envoie << comme des brebis au milieu des loups. » C'est avec ces bénédictions qu'il les envoie dans le monde. C'est son legs d'amour à ceux qui ne recevaient aucune autre mission de sa part que de publier la miséricorde de Dieu sur la race humaine. Les générations chrétiennes se sont fidèlement transmis l'héritage, sinon des mêmes douleurs, du moins de la même haine. Les chrétiens ont pu la mériter moins forte que Jésus-Christ, parce qu'il était parfait et qu'ils ne le sont pas; mais le christianisme, pris en lui-même, a conservé intact son patrimoine. Il est toujours haï quand il n'est pas méprisé. La tolérance qu'on lui accorde ne contredit point cette assertion, si cette tolérance est enracinée dans le mépris. Le christianisme bien connu est haïssable ou adorable; et j'ai vu telle âme hésiter longtemps flottante entre la haine et l'adoration. Et, quelque médiocre, ou quelque caché, ou quelque prudent, ou quelque heureux que soit un chrétien, il faut presque toujours qu'il reçoive quelque éclaboussure de cette haine. Mais c'est un péché que de la chercher. « Il faut, autant qu'il dépend de nous, avoir la paix avec tous les hommes. » C'est, de plus, une grande déraison que de mesurer sa valeur chrétienne à la haine dont on jouit; cette haine

n'est pas si soucieuse des proportions. D'ailleurs, il faut bien s'assurer si c'est Christ qu'on hait en nous ou nous qu'on hait en Christ. Quand l'imprudence, la témérité, l'orgueil, la dureté nous ont rendus odieux, gardons la haine pour nous; elle nous revient; n'en faisons pas hommage à Celui qui ne fut haï que parce qu'il était souverainement bon.

Tout ce que nous venons de voir nous refoule avec force vers cette vérité dont nous sommes convenus dès l'abord: c'est que la réapparition du type oublié n'est pas suffisante pour remettre l'homme dans les véritables voies morales. Ce n'est pas qu'il méconnaisse ce type, c'est bien plutôt parce qu'il le reconnaît; c'est parce qu'il est forcé de le juger vrai, sans que pour cela il puisse l'aimer encore; c'est qu'aussi longtemps qu'il ne l'aime pas positivement, il doit le haïr, à cause de sa perfection même; et il le haïra aussi longtemps qu'on ne lui aura pas fourni des raisons personnelles de l'aimer. Plus il le comprendra même, moins il l'aimera, jusqu'à ce qu'enfin il y voie autre chose qu'un modèle désespérant et qu'une vivante sentence de condamnation. Il aimera la perfection, lorsque la perfection lui apparaîtra revêtue et parée d'indulgence, lorsqu'il pourra l'admirer sans effroi, lorsque Celui qui lui en offre l'image aura d'autres titres à son amour qu'une perfection qui l'humilie et l'épouvante, lorsqu'il aura découvert une grâce dans cette leçon, un pardon dans cette sentence, une invitation dans

cette réprimande, un ami dans ce censeur, un sauveur dans ce modèle; lorsqu'il verra que, de ce dévouement admirable, c'est lui-même qui est l'objet, et que ce qu'il y a de plus beau dans cette vertu s'est exercé essentiellement à son profit et pour son salut. Alors il pourra aimer, la joie de la délivrance ouvrant son cœur à l'amour; l'amour, en gagnant du terrain dans son âme, réduira d'autant le domaine de l'égoïsme; le grand ennemi de la vie morale reculera jusqu'aux limites de l'âme, et sur le sol qu'il laissera libre le grand Architecte rebâtira cet édifice duquel, de loin en loin, quelque pan de mur, quelque bout de ruine nous avait fait entrevoir le dessein et l'intention primitive.

La vue du modèle et les instructions du maître n'avaient donné à l'homme que la vérité; maintenant il a la vie: il a donc trouvé le chemin. Car Christ n'est le chemin (Jean XIV,6) que parce qu'il est d'abord la vérité et ensuite la vie. Christ est le chemin dans le même sens que ceux dont Pascal a dit : « Les fleuves sont des chemins qui marchent et qui « portent où l'on veut aller. » Christ est un chemin qui marche, et qui transporte où l'on veut aller, même où l'on ne voudrait pas aller. Il ne se contente pas de tracer par sa Parole une route immobile à travers la vie; route qui, quelque droite et sûre qu'elle puisse être, est bien inutile à l'enfant débile; il anime ce chemin, il le meut, il fait ondoyer en flots rapides ces pierres et cette terre morte; il soulève

sur ce chemin devenu fleuve l'heureux berceau du nouveau-né; il devient lui-même, pour cet infirme, mouvement, vie, et force. Et c'est par ce système complet de grâces, dont l'une ne suffiraît pas sans l'autre, qu'il ouvre dans notre âme la source d'une nouvelle vie morale, et le trésor d'une lumière parfaite qu'aucune fausse lueur ne pourra remplacer jamais.

J'ai dit qu'une des grâces ne suffit pas sans l'autre; par où j'ai entendu ni la première sans la seconde, ni la seconde sans la première, ni lemodèle sans le sauveur, ni le sauveur sans le modèle; ce qui revient à dire : ni la miséricorde sans la sainteté, ni la sainteté sans la miséricorde, ni la loi sans la grâce, ni la grâce sans la loi. Il faut qu'on sache que le Dieu Sauveur est en même temps parfaitement saint; que la sainteté est son but et son moyen; que c'est par la sainteté qu'il veut conduire au bonheur; que la sainteté et le salut sont inséparables. Il faut que tout cela soit, pour que l'œuvre d'un immense amour ne soit pas infructueuse pour l'homme, et ne soit pas indigne de Dieu. C'est là la perfection de l'Evangile comme système, et c'est par la vertu de ce système que nous sommes remis en possession d'un infaillible et constant criterium du bon moral.

V' ESSAI.

CRITIQUE DE L'UTILITARISME.

I.

Si nous pouvions, ainsi que nous nous l'étions proposé, faire la statistique et la revue des doctrines morales de notre époque, c'est par l'utilitarisme que nous commencerions.

Il a d'autant plus de droit à cette première place qu'il est, plus que tout autre système, en rapport avec les mœurs générales. Nous croyons bien que toutes les doctrines, plus ou moins, séjournent dans la vie avant de passer dans la science; mais nous le croyons surtout de celle-ci. La science a reçu ce système de la vie, à qui ensuite elle l'a rendu avec intérêts, c'est-à-dire plus développé, plus lié, plus conscient de lui-même. L'utilitarisme s'introduit dans les mœurs à la suite de la corruption générale, ou du scepticisme. C'est à une époque d'épuisement moral que Cicéron cherchait à réconcilier le public romain avec le devoir par la considération de l'utile, inséparable selon lui de l'honnéte. C'est dans un temps de délabrement, et, si j'ose le dire, de putréfaction sociale, qu'Helvétius conférait à l'égoïsme l'empire des déterminations morales. Le

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