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Ces citations pourront étonner; on demandera comment elles se concilient avec le soin que prend Montaigne de retirer à l'Ètre suprême le gouvernement de la vie humaine. C'est un phénomène psychologique d'un grand intérêt.

Vers le seizième siècle, le dogme et la morale, qui forment un tout dans la religion, puisque la religion n'est que la fusion de ces deux éléments, se trouvaient déplorablement scindés; l'un allait d'un côté, l'autre de l'autre. Croire et vivre étaient devenus deux choses distinctes et indépendantes. Ainsi séparés, le dogme n'était plus qu'un chiffre sans clef; la morale, qu'une loi sans véritable sanction. Làdessus, il y avait à choisir entre deux partis: ou rétablir l'unité détruite, ou consommer la scission. Les réformateurs se fixèrent au premier parti; de hardis penseurs choisirent le second. Ceux-ci commencèrent par faire une réserve solennelle en faveur du vieux culte, qu'ils voulaient pouvoir trouver à l'heure du besoin, et auquel d'ailleurs les liait l'habitude; semblables à des gens qui, voulant courir à travers champs, commencent par bien fermer la maison, et, pour y pouvoir rentrer en cas d'orage ou de danger, emportent la clef dans leur poche, ils se mirent à philosopher et à moraliser aussi librement que si la religion qu'ils professaient n'eût rien statué sur les objets de leurs recherches; toujours bons catholiques, ils ne laissent pas d'être, dans leurs ecrits, déistes, matérialistes, quelque peu athées ;

le tout sans conséquence; il y avait dans le même individu deux êtres qui se faisaient place l'un à l'autre et avaient grand soin de ne se pas coudoyer: l'homme d'habitude et de calcul qui était catholique, et l'homme de pensée qui était tout autre chose. On en voyait même quelques-uns pousser tour à tour leur parole dans deux directions opposées; la soutane de l'ecclésiastique couvrait parfois un philosophe, qui démolissait en habit séculier ce que le premier avait établi en robe noire; et cela sans scrupule, sans la moindre conscience de la contradiction des deux rôles. Tel fut Charron, qui, « pour «< ce qu'il avait la langue bien pendue, s'exerça à la << prédication de la Parole de Dieu, et confirma en << la foi quelques-uns qui branlaient au manche. >> Ce même Charron n'en écrivit pas moins le livre de la Sagesse, qui lui a valu les applaudissements des incrédules du dix-huitième siècle. Dans la préface de la Sagesse, il nous apprend que «cet œuvre, « qui instruit à bien vivre, est intitulé Sagesse, « comme le précédent, qui instruisait à bien croire, « a été appelé Vérité. » Ailleurs, parlant de la piété et de la vertu, il veut « que chacune subsiste et se « soutienne de soi-même sans l'aide de l'autre, et agisse par son propre ressort. » Cela est-il assez clair? D'ailleurs, ce même livre est, dans son ensemble, une réfutation indirecte du christianisme, et renferme des maximes hostiles à la religion prise dans le sens le plus général, Quelques-uns

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s'en scandalisèrent; mais d'autres, bons catholiques, ne s'en scandalisèrent point; ils n'aperçurent aucune contradiction entre la robe de Charron et son livre, entre son premier ouvrage et le dernier; et à leurs yeux les censeurs de la Sagesse n'étaient << que des hommes malicieux ou superstitieux, qui << avaient l'esprit bas, faible et plat. ›

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Etrange état des esprits! mais il n'est point particulier au siècle de Montaigne et de Charron. La même scission entre le dogme et la morale existe pour plusieurs, qui ont pris le même parti que ces deux philosophes. Chrétiens à l'église, païens à la maison; croyants de profession, incrédules de fait; retenant le symbole reçu et soutenant des opinions qui l'anéantissent, et tout cela sans en avoir la moindre conscience, le plus léger soupçon... Quoi de plus commun, je vous prie? Et pour revenir à Montaigne, un critique judicieux, qui professe en mainte occasion un grand respect pour la religion, a dit que Montaigne paraît s'élever au-dessus de luimême lorsqu'il nous exhorte à fortifier notre âme contre la crainte de la mort. Je suis aussi de cet avis; Montaigne n'est nulle part plus riche, plus varié, plus éloquent; mais comment se fait-il que l'habile critique, ni là ni ailleurs, ne fasse remarquer que ces passages, si beaux pour la forme, tendent à l'anéantissement de la morale religieuse, et que c'est le vif désir d'atteindre ce malheureux but qui rend si éloquentes ces pages de Montaigne! Comment ce

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même écrivain ne remarque-t-il nulle part que la morale de Montaigne est sans base philosophique aussi bien que sans fondement religieux? Il est impossible de ne pas placer ici une observation curieuse c'est que la morale, comme science, n'existe plus depuis la retraite des croyances religieuses; c'est qu'au milieu du réveil des études philosophiques, leur branche la plus haute, la philosophie morale, est presque desséchée1, et que sa place est marquée en blanc dans le tableau de l'activité intellectuelle de la France. Ce fait mérite d'être médité.

Cet Essai avait pour principal objet de montrer que la morale, prise dans sa vraie nature et dans toute son étendue, est contrainte à chercher en Dieu un premier anneau où elle puisse suspendre sa chaîne. Si l'on nous objecte (et nous désirons vivement qu'on le fasse) que l'idée de Dieu n'est pas Dieu, et que si la théorie morale a besoin de l'idée de Dieu, c'est de Dieu même que la vie morale a besoin, nous avertissons que la réponse à cette objection se présentera à plus d'une reprise et sous plus d'une forme dans les Essais suivants.

(1) Il faut cependant citer avec reconnaissance le beau livre de M. de Gérando sur le perfectionnement moral.

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IV' ESSAI.

D'UN CRITERIUM DU BON MORAL.

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Sommes-nous en possession d'un sûr criterium du bon moral, j'entends du bon moral réalisé et se produisant dans des faits?

Cette question pourra sembler oiseuse au grand nombre. Les personnes qui ont observé et réfléchi jugeront peut-être qu'elle vaut la peine d'être traitée.

Qu'une certaine notion de la loi morale existe encore parmi les hommes; que certains principes qui n'ont pu naître ni de l'éducation, ni du commerce social, se retrouvent natifs, individuels et néanmoins identiques, dans la conscience de chaque homme; que la fidélité à la conviction intérieure, le sacrifice du MOI au NON-MOI apparaissent dans tous les temps, et à travers les applications les plus bizarres, comme le type indélébile de la beauté morale; que ces idées, dans tous les temps, obtiennent des hommages unanimes, abstraitement du moins c'est-à-dire séparés de toute apparition historique, c'est ce que nous ne songeons point à nier; mais si cette concession, que nous faisons sans effort, on prétendait l'étendre, si l'on disait que l'amour pu

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