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puisse obtenir. Ce n'est pas à dire que la religion ne soit que conscience, mais il faut qu'elle soit cela tout d'abord; c'est aussi ce que nous la voyons être aujourd'hui partout où l'Esprit de Dieu fait son œuvre; or l'élément qu'elle agite n'est pas à beaucoup près le plus propre à la poésie, et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'un peu de l'utilitarisme dont notre siècle fait profession se glisse, à peu près partout, dans le mouvement religieux, sous une forme très spirituelle, je l'avoue, très dégagée en apparence de toute mondanité, mais pourtant bien reconnaissable aux yeux attentifs; et cela est moins favorable encore à la poésie, l'un des éléments désintéressés de notre nature. Plus tard la religion servira mieux la poésie.

Le monde moral est-il moins dévasté que le monde physique? Il l'est bien davantage. Les croyances morales se dissolvent. Ce n'est pas assez dire : on s'en joue comme de simples idées. Cette malheureuse manie de tout transformer en idées n'a pas enfanté, mais signalé la démission de la liberté morale, autrement l'indifférence. Or, le scepticisme peut avoir de la grandeur, mais l'indifférence n'en a pas. Que devient la poésie sous les auspices de l'indifférence? La véritable lyre du poète c'est l'homme, comme aussi l'homme est son principal objet. Mais toutes les cordes de cette lyre sont brisées ou détendues. La voix du poète, c'est-à-dire son individualité, a besoin, pour être soutenue, de

se marier à la grande voix, aux ineffables accords de cette lyre immense qui chante depuis que l'homme existe. L'individualité sans la généralité n'est qu'un protestantisme absurde et sans conséquence; elle doit se fondre, sans s'annuler, dans le catholicisme de l'àme humaine. Mais où est ce catholicisme? et quel intérêt peut avoir pour tous une voix qui n'est la voix que d'un seul? Et que peuton chanter avec espérance quand on est sûr de n'être pas compris? Le monstrueux, l'inexplicable, l'incohérent, l'impossible seront pendant quelque temps les conceptions favorites de cette littérature.

Il y a de beaux talents poétiques, dont chacun a sa force particulière; mais il y a très peu de poètes complets; la désorganisation des idées et de la société n'en permet pas de pareils. Il ne peut pas y avoir de poésie sans société, ni de société véritable et vivante sans une foi commune. Une société sans symbole moral n'est qu'une fiction de société. La guerre est bonne à la poésie comme la paix; les discordes civiles ne la tuent pas; mais elle meurt dans le vide, et le vide pour elle, c'est l'incrédulité. Le scepticisme désespéré ou hautain des temps qui précèdent une telle période peut inspirer encore des chants que l'âme humaine ne désavoue pas; mais quand le scepticisme se résigne, quand il se fait de toutes ses angoisses un chevet pour sa tête appesantie, quand la société est atteinte dans ses parties nobles, qui sont la foi et l'amour, la poésie a beau

se débattre dans quelques beaux génies, il faut qu'elle se résigne au sommeil d'Epiménide. Et quand est-ce qu'Epiménide sortira de ses rêves? Quand les rayons d'en haut frapperont sa paupière. Le réveil de la société sera le réveil de la poésie.

Le mal a donc une cause intérieure. Les changements extérieurs ne le produiraient pas, sans le concours de l'esprit qui les accompagne et qui leur imprime son fâcheux caractère. C'est cet esprit qui empêche que les grandes choses qui se font ou qui se préparent, cette profonde révolution consommée sur la terre par la politique, les arts et les idées, ce mouvement unanime qui va faire de tous les peuples un peuple dans la communion d'une pensée, ces rapports nouveaux, inouïs, que les prévisions les plus hardies ne sauraient déterminer, que toutes ces choses ne deviennent, comme on voudrait le croire, la source d'une nouvelle poésie. L'esprit ne peut célébrer que l'esprit; l'âme ne chante que l'âme. L'âme! et il n'y a bientôt plus dans le monde que des intérêts grossiers ou des passions factices!

La poésie sans doute a un avenir. Quel il sera, M. de Lamartine a essayé de nous le dire; mais <<< nous verrons bien. » Quoi qu'il en dise, je pense que l'épopée, l'ode et le drame, choses dont les formes sont infiniment diverses, auront encore leur place dans cette ère nouvelle, ne l'ayant pas perdue dans la nature humaine; mais les Méditations et les

Harmonies y trouveront aussi la leur; puisse alors ce genre ne pas porter indignement le titre sous lequel un superbe talent l'a rendu célèbre; et surtout puissent le vague et le scepticisme, qui de l'âme du poète se sont répandus dans ses chants, faire place à des convictions plus déterminées et vivantes dans leur précision!

semble à l'allégresse; mais d'autres sentiments surnagent sur ce vaste abrutissement; l'élite du genre humain n'a pas pris pour devise: Fruges consumere nati; elle ne fait pas si bon marché de ses espérances; son désespoir est vrai et poignant; et nous n'hésitons pas à placer M. Quinet dans les rangs de cette aristocratie de la douleur.

Quoique la négation du progrès chez les peuples et la négation du progrès chez les individus soient une seule et même négation, il est naturel que la dernière soit pour chaque homme la plus désespérante. Aussi est-ce bien celle-là qui, dans l'ouvrage de M. Quinet, est accentuée le plus nettement et le plus vivement accusée. Ahasvérus, type de l'humanité en général, mais plus sensiblement de l'individu, nie, pour chaque homme ainsi que pour luimême, le progrès dans la vie, ou, pour mieux dire, le sens de la vie. Car il faut bien s'entendre: que chaque homme puisse jusqu'à un certain point développer ses facultés, même les facultés morales, cela n'est pas révoqué en doute; mais que ces développements, comme aussi l'amélioration de sa position dans le monde, l'avancent d'un pas, je dis d'un seul pas, vers le but qu'il porte écrit dans son sein; que son âme elle-même, coupe aride qu'il présente sans cesse au bonheur et à la vérité, comme à une rosée du ciel, puisse jamais se combler, y jetât il des mondes; en un mot, qu'aucun de nous se puisse dire, au sommet de son Calvaire, au

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