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vie intérieure du cœur, vaste et profond théâtre où, dans un demi-jour solennel, se meuvent tant d'idées et de sentiments, d'images et de réalités, de souvenirs et d'espérances; dans la religion enfin, sans laquelle toute poésie est menteuse ou mutilée, et qui, seule, donnant une valeur impérissable à ce qui ne paraît pas, en enlève d'autant à tout ce qui paraît et qui éclate. Un peuple poétique a peu besoin de spectacles; pour lui, du moins, les plus simples sont les meilleurs; il lui suffit de ceux qui, en quelques traits, consacrent et symbolisent sa vie sérieuse, active et tranquille.

XII ESSAI.

DE L'AVENIR DE LA POÉSIE.

A propos de l'écrit de M. de Lamartine sur les Destinées de la poésie⋅ )

Au moment où M. Nisard proclame que la mission littéraire de la France est consommée, et que la poésie s'en va ou plutôt s'en est allée, M. de Lamartine chante (cette brochure est bien un chant ) l'avénement d'une poésie nouvelle, peu semblable, mais non inférieure à celle dont l'époque présente solennise les funérailles. Car M. de Lamartine veut bien reconnaître que quelque chose qui avait nom poésie est en train de s'en aller. Le premier de ces deux écrivains accorde « qu'il reste à la poésie, et << à ceux qui ne peuvent pas se résigner à la croire << morte, l'inconnu, l'avenir. » Pour le second des auteurs que nous rapprochons, cet inconnu est dévoilé, et peu s'en faut que cet avenir ne soit le présent. Le drame, l'épopée, l'ode elle-même n'ont plus de conditions d'existence au milieu de nous : il n'y a plus de place que pour les Méditations. Ce mot ne m'est point échappé; je l'emploie comme le seul qui résume la pensée de l'écrivain. Voilà deux idées bien opposées, et chacune bien recommandée par le nom de son garant.

C'est une présomption peu favorable à la thèse

poser

de M. de Lamartine, qu'il ait été obligé de la et de la démontrer. Il est clair, d'après cela, qu'on doute de la poésie; or le doute, en pareille matière, est déjà un symptôme fâcheux, la poésie nationale consistant bien moins dans la présence de quelques hommes de talent qui font de beaux vers que dans l'assentiment de tous à l'inspiration de quelques-uns; la poésie, chez un peuple, c'est la foi à la poésie; les poètes de profession sont les pontifes de cette foi; comme tous les pontifes, ils vivent de l'autel, ils vivent de la foi publique; et quand cette foi se retire, peu d'entre eux veillent encore autour de l'autel solitaire ou profané, ou bien ils veillent, ils adorent seuls, objets de vénération pour quelques rares fidèles, objets de risée pour la multitude. Heureux encore quand leur foi ne meurt pas avec la foi du grand nombre!

Il semble que la poésie périclite quand il la faut prouver. Je ne vois pas qu'aux époques où elle a incontestablement fleuri, de semblables questions aient été jamais émues. De ce qu'aujourd'hui on les agite, n'y a-t-il rien à conclure? La poésie ne s'en va pas, dit M. de Lamartine, elle se transforme; et là-dessus il étale à nos yeux, par forme d'allégorie, quatre tableaux pleins de grandeur et de suavité. Certes, après les avoir lus, il faut bien convenir que la poésie est encore quelque part; l'exilée a trouvé chez l'auteur des Harmonies une magnifique hospitalité.

La poésie ne peut mourir: telle est la foi de l'auteur. C'est aussi la nôtre. La poésie est inhérente à l'âme humaine; elle en est un des éléments nécessaires, indestructibles.

Poésie! poésie! le plus vain de tous les mots ou le plus profond, la plus frivole de toutes les choses ou la plus sérieuse! il me semble que c'est d'aujourd'hui que je comprends tout ce que tu peux être. Arrivé à cette époque de la vie où pour tant d'hommes la poésie a cessé d'exister, je te sens plus voisine de moi, plus puissante sur ma vie, plus positive dans ma pensée que tu ne l'as jamais été. Je ne te confonds point avec ta vaine image; et telle que je te conçois, tu m'apparais comme la plus complète personnification de l'humanité, comme son vivant résumé; tu dis tout ce qu'elle est, ou plutôt tu es tout ce qu'elle est, tu en es la dernière et la plus intime expression; au-dessus, au-dessous de toi, il n'y a rien; tu es la vérité des choses, dont la prose n'est que le déguisement; tu en renfermes le secret, que tu trahis sans le connaître; tu es le verbe de la nature déchue, et tes premiers chants s'exhalèrent aux portes du paradis, sous le glaive de feu du chérubin!

Il n'y avait pas de poésie dans Eden. Poésie, c'est création; être poète, c'est refaire l'univers : et qu'estce que l'homme d'Eden avait à créer, et pourquoi eût-il refait l'univers? Lorsque l'innocence en larmes se retira de notre monde, elle rencontra la poésie

sur le seuil; elles passèrent à côté l'une de l'autre, se donnèrent un regard, et poursuivirent leur chemin, l'une vers les cieux, l'autre vers l'habitation des hommes. «Mais, me demandera-t-on, qu'est-ce donc qui, avant le péché, occupait dans l'âme humaine l'espace qu'aujourd'hui remplit la poésie? L'âme avait-elle des régions vides? L'âme, qui n'est qu'action, recélait-elle une partie oisive? ou bien se serait-elle élargie depuis que l'homme est tombé? Que se passait-il auparavant dans cet intérieur obscur que nous ne pouvons nous représenter privé de poésie, et où cependant, si vous avez dit vrai, la poésie n'était pas ? » Je ne me charge pas de répondre. Je ne sais qu'une chose, c'est que la santé ne se sent pas, c'est qu'un ordre qui n'aurait jamais été interrompu et qui ne serait point menacé de l'être ne se percevrait point. Même dans notre constitution actuelle, ce n'est pas la santé, c'est la convalescence qui est poétique. De même que certaines plantes ne rendent tout leur parfum qu'entre les doigts qui les froissent, certaines affections ne rendent toute leur poésie que dans l'état de souffrance. La poésie n'exprime pas toujours le regret, le désir ou l'espérance; il ne faut pas chercher ces sentiments à la base de tous les ouvrages poétiques; mais on les trouvera à la racine de la poésie prise en général. Alors même qu'elle est folâtre et gaie, son caractère essentiel dénonce son origine. Et pourquoi le malheur incommensurable qui a donné naissance

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