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VIII ESSAI

DU RÔLE DE L'INDIVIDUALITÉ DANS L'OEUVRE d'une réFORME SOCIALE.

(A l'occasion de la préface de Jocelyn.)

I.

Toutes les constitutions, tous les systèmes politiques menacent l'individualité; et c'est une chose digne de toute considération que la société, dont la lutte avec l'individualisme ne finit jamais, ait si bon marché de l'individualité, dont la nature est bien plus noble et les droits bien plus sacrés. Comment se fait-il que, retenant avec tant d'obstination un côté de notre personnalité, nous nous laissions si facilement enlever l'autre? que, si âpres à défendre notre volonté, nous le soyons si peu à protéger notre pensée? Comment concilier tant de résistance et tant d'abnégation? une tension si énergique, un relâchement si extrême? Je ne puis pas même aborder cette intéressante question. Je remarque seulement qu'entre la société et l'individualité, le danger, à présent comme toujours, est du côté de la seconde, et qu'aller au secours de la première, c'est aller au secours du vainqueur. C'est ce que font aujourd'hui des hommes distingués qui paraissent avoir confondu l'individualité avec l'individua

lisme, et qui, justement effrayés des ravages de l'un, ont conclu sans assez de réflexion à l'abolition de l'autre, comme si, pour dépouiller l'homme de son injustice, il fallait le dépouiller de lui-même; comme si les deux éléments que nous venons de nommer étaient un même élément; comme si l'on ne pouvait rendre l'homme propre aux usages de la société qu'en l'anéantissant. Dans quelque sens que l'entendent ces penseurs, ils vont trop loin; sous quelque aspect qu'on envisage la personnalité humaine, soit comme siége de la volonté ou comme siége de la pensée, la société ne peut ni exiger ni espérer d'elle une complète abdication; l'individualisme lui-même, sous un rapport, mérite d'être défendu, et jusqu'à un certain point, ce sont aussi ses droits, en même temps que ceux de l'individualité que nous allons revendiquer contre M. de Lamartine; car il y a un point, un point délicat et sublime, par où ces deux forces se touchent, et où l'amour de soi et le respect de soi s'identifient et se confondent. C'est pour le moi tout entier que nous plaidons, car c'est le moi tout entier que M. de Lamartine accuse et proscrit.

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« L'œil humain, dit-il, s'est élargi..... par ligions et des philosophies qui ont appris à << l'homme qu'il n'était qu'une partie imperceptible << d'une immense et solidaire unité, que l'œuvre de « son perfectionnement était une œuvre collective « et éternelle. »>

Il faut d'abord ouvrir ces paroles et en tirer tout ce qu'elles renferment.

L'homme n'existe plus pour lui-même, mais pour tous; son existence n'est que relative; il n'a été créé qu'en vue de la société, laquelle n'existait point encore; le premier homme et le dernier n'ont ainsi aucune valeur intrinsèque; c'est en vain que l'individu se sent individu, en vain que les éléments dont il est formé font de lui une unité, un tout, un monde tout cela était d'avance annulé; en vain qu'il porte une conscience, qui n'est que la révélation d'une responsabilité personnelle : l'unité seule est solidaire, et tous répondent de tous; en vain qu'il se flattait d'être vu de Dieu, et cette pensée faisait à ses yeux la dignité et la moralité de son être: il n'est qu'une partie imperceptible de l'immensité; Dieu, sans doute, peut le voir, mais Dieu ne le regarde pas : Dieu ne regarde que la société, seule personnalité réelle, seul homme complet et véritable, seul digne, par conséquent, d'obtenir et de fixer les regards divins. En un mot, l'homme, dans le système que nous étudions, ne conserve pas plus d'individualité que n'en a la goutte d'eau dans l'Océan; il n'est pas plus distinct que la molécule qui, dans une masse de matière, ne compte que comme substance et comme poids; il est aussi saisissable qu'un degré dans la lumière, dans la chaleur et dans le son. Tel est l'homme de M. de Lamartine.

Je ne crains pas de dire que, si la phrase citée ne signifie pas tout cela, elle ne signifie rien. La pensée de M. de Lamartine ne subsiste qu'avec et par ces développements. Et qu'on n'allègue point l'endroit où l'auteur paraît prescrire à l'homme une œuvre de perfectionnement; qu'on ne dise point que ces mots réhabilitent l'individualité en proposant à l'homme un but qui n'est point placé hors de lui; qu'on prenne garde aux mots qui suivent : cette œuvre est représentée comme collective et éternelle; ces deux termes font assez voir que l'homme dont il s'agit ici est l'homme générique, non l'homme individuel, et que le perfectionnement dont on nous parle concerne l'humanité tout entière, et non chacun de ses membres pris en soi.

Une telle doctrine, qui renverse tout ce qu'on a tenu jusqu'ici pour inébranlable, ne saurait être appuyée sur une trop grande autorité. Entièrement différente de tout ce que les religions ont enseigné, il faut qu'elle produise des titres plus imposants qu'aucune d'elles. N'ayant point été révélée par la conscience, il faut qu'elle le soit par une voix plus haute. Elle vaut bien la peine qu'un nouveau Moïse la proclame sur un nouveau Sinaï au milieu des éclairs et de la tempête. Au lieu de cela, on nous apprend que « des religions et des philosophies << ont élargi l'œil humain, et ont enseigné à l'hom« mè, etc., etc. » Quelles sont ces religions et ces philosophies? Là-dessus silence complet. Derrière

.

ces paroles sacramentelles quels noms trouvons nous? Henri de Saint-Simon et le curé de Valneige.

Et qu'ont-ils fait, ces nouveaux prophètes, pour imprimer dans la conscience humaine une vérité qu'il faut réaliser pour la faire croire, une vérité qui doit se faire sentir pour se faire accepter, condition indispensable de toutes les vérités morales? Ils ont enseigné; c'est-à-dire qu'ils ont parlé, raisonné, conclu! Comme si de telles vérités entraient dans l'âme par voie d'enseignement! Comme si un sentiment pouvait procéder d'autre chose que d'un fait ! Comme si la vie pouvait se cueillir sur un syllogisme ou découler d'un théorème! Comme si un apophtegme, un Machtspruch, diraient les Allemands, allait changer la nature humaine! En vérité, à la vue de cette révolution sociale s'apprêtant à surgir d'une phrase, à la vue de tout ce système de devoirs échafaudé sur une combinaison de sons, sur un jeu de paroles, on se rappelle involontairement ces vers d'un grand poète qui manque malheureusement à notre époque:

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" Est-ce que l'on doit choir

Après avoir appris l'équilibre des choses ? »

En attendant que quelque signe dans les cieux. ait autorisé la nouvelle doctrine, voyons si la raison, qui est un signe sur la terre, peut lui prêter quelque autorité ou du moins quelque vraisemblance. Examinons l'œuvre nouvelle des religions

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