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concentriques: l'essence même du fait, et sa for<«< mule. On peut connaître le fait par l'une ou par <«<l'autre. Connaitre par la seconde, c'est savoir; con<< naître par la première, c'est voir. Savoir, c'est con<< naître la formule, laquelle est toujours plus géné<«<rale que le fait; savoir, c'est donc classer. Voir, « c'est pénétrer, à travers l'enveloppe formulaire, « dans l'intimité du fait, par conséquent dans son <«< individualité; ce n'est pas classer, c'est nommer. « L'un des actes appartient à l'intelligence, l'autre <«< est exclusif à l'âme. L'intelligence ne connaît que << des abstractions et des formes: l'âme voit des êtres <<< et des substances; l'intelligence ne connaît que des genres et des espèces, l'âme voit des individualités; l'intelligence sait, l'âme voit. N'est-ce << pas dire assez que c'est l'âme qui est poète?»> L'individualité humaine s'absorbe dans la totalité à deux époques très différentes de la vie des sociétés : dans leur première enfance, et dans cette époque très avancée qui serait celle de leur mort, s'il n'y avait pas pour les nations décrépites une chaudière de Pélias. A la première de ces époques, l'homme se reconnaît faible contre la nature; il a besoin de se sentir membre d'un tout; il vit avec ce tout sur le fonds encore inépuisé des traditions primitives, qui appartiennent à tous et à personne; il cultive peu son individualité, qui lui servirait peu; la pensée de tous est sa pensée, le caractère de tous est son caractère; tout ce qui se fait alors

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est l'œuvre de tous; l'époque, la société peuvent être individuelles : l'individu seul ne l'est pas.

Tout l'intervalle qui s'étend de ces premiers âges aux derniers est rempli par les triomphes de l'individualité. Puis viennent les temps où, la société étant très forte, l'individu n'a pas besoin de l'être. Toute force naturelle n'agissant qu'autant qu'elle y est nécessitée, l'individualité se replie ou se restreint; on peut dire qu'elle est mise à la retraite. Les théories alors se formulent et viennent concourir avec les faits. Tout porte les regards du détail sur l'ensemble, tout invite à généraliser; on se pousse les uns les autres dans cette voie; on ne pense jamais avoir assez généralisé, assez abstrait. Dans l'histoire, après avoir passé des personnages aux passions, des passions aux mœurs, on passe des mœurs aux idées séculaires, aux idées de ce vaste esprit humain dont la vie, depuis le commencement du monde, est un raisonnement continu. On trouve aux événements des lois, puis des lois à ces lois, et de cette hauteur on n'a garde de discerner des individus. En poésie, les personnages réels, les êtres ayant chair et os, ne sont plus que des porteurs d'idées; l'idée est le héros du poème; c'est elle qui combat, elle qui tue, elle qui prend des villes, elle qui fonde des Etats; on conçoit un poème pour une idée préconçue, à laquelle on adapte des personnages presque aussi abstraits qu'elle-même; je pense que ce n'est qu'une transi

tion, et que dans peu l'on verra l'idée devenir franchement le protagoniste du drame ou de l'épopée : mais le jour que la chose aura lieu, la poésie sera morte. Dans la société, chose qu'on ne peut trop admirer, l'individualisme est sur le trône et l'individualité est proscrite! L'être réel, vivant, portant un cœur et une conscience, est tout près d'être nié; il ne lui est permis de se sentir vivre que dans le grand tout dont il fait partie; ce panthéisme social ne lui laisse pas plus de personnalité que n'en a la goutte dans l'Océan; ce n'est plus un homme, c'est un chiffre, une quantité, une fonction, tout au plus un ingrédient; les individus étaient autrefois des médailles dont le fruste même avait son prix: ce sont aujourd'hui des écus ou des gros sous dont le marchand ne s'amuse point à regarder l'empreinte à mesure qu'entre ses doigts ils glissent pièce à pièce, et pièce à pièce ils remontent. Il paraît expédient que des qualités trop prononcées s'effacent et que tous les angles saillants deviennent des angles rentrants, que chacun ne se cultive que dans le sens de la société, laquelle a besoin de ses talents, de sa fortune, de ses forces, et non pas de lui. Alors les hommes distingués ressemblent à des exemplaires parfaitement imprimés d'un même écrit, et non à ces patientes copies du moyen-âge, où le copiste, quoique fidèle, savait bien faire entrer quelque chose de son caractère et presque de sa pensée.

La métaphysique en faveur chez nos jeunes écrivains n'est pas la cause de cette tendance; elle en est l'effet. On peut juger, à sa physionomie vague et à son peu de rigueur scientifique, qu'elle est plutôt un sentiment qu'un système mais la direction qui la porte à substituer partout l'abstraction aux existences concrètes, les formes idéales aux corps, les lignes aux solides, ne laisse pas d'avoir quelque influence sur un état moral dont elle n'a été d'abord que le symptôme.

Je ne voudrais pas faire de la politique; mais je ne saurais m'empêcher de remarquer que, dans le gouvernement des Etats, l'incarnation du pouvoir est un fait à peu près aboli; que l'État n'est plus une famille bien ou mal dirigée, mais un mécanisme plus ou moins bien monté; que les lois, les principes, les systèmes et les opinions, c'est-à-dire des idées, ont pris la place de ces forces vivantes et sensibles dont les caprices même faisaient sentir la présence d'une personnalité; les êtres les plus fortement organisés ne prétendent à rien de plus aujourd'hui qu'à représenter une idée; peut-être, et je le veux croire, c'était là, même jadis, le fond de leur rôle; mais ils ne s'en doutaient pas, ni eux ni personne; les hommes cachaient les idées : aujourd'hui les idées cachent les hommes; cette différence a beau être d'opinion: cette opinion est un fait, et un fait puissant.

Les nouveaux principes, élevés à leurs dernières

conséquences, à la portée transcendentale que leur décerne le plus froid des mysticismes, finiraient par faire passer à la société tous les caractères et toute la personnalité de l'individu. Entre cette prétention et sa réalisation la nature humaine s'élève comme une barrière insurmontable. La volonté, la conscience et l'amour resteront en propre à l'individu; mais il n'est pas douteux que l'individualité ne soit menacée à la fois par ce qu'il y a dans l'état du monde actuel de mauvais, de bon, et, en tout cas, d'inévitable. A moins de ne voir autre chose dans le précédent déploiement de l'individualité que des avances temporaires faites par la nature humaine dans l'espoir d'un état définitif où elle pourra se démettre de ses fonctions et rentrer dans le repos, on ne peut douter que le niveau passé sur toutes les saillies du corps social ne soit au préjudice de ce corps lui-même, aussi bien que de la beauté de l'existence humaine. Cette espèce de démocratie spirituelle, qui se pose comme le « Dieu jadoux » vis-à-vis de notre nature morale, oublie que, quand le ressort de l'individualité aura été brisé, son ressort à elle sera bien près de l'être, et que, portée par l'individualité au degré de force et de consistance dont elle jouit, elle ne peut sans danger nier son origine et condamner la source d'où tout entière elle a jailli. Le jour où « les religions et << les philosophies » de Jocelyn auront assez «< élargi <«<l'œil humain pour apprendre à l'homme qu'il n'est

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