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VII ESSAI

SUR L'INDIVIDUALITÉ ET L'INDIVIDUALISME.

Je me plais souvent à me représenter quelqu'un des écrivains du dix-septième siècle, Racine, par exemple, revenant visiter son ancien séjour, et prêtant son attention au langage qui se parle dans ce même pays que ses beaux vers ont si longtemps enchanté. Je le vois assistant tour à tour aux jeux de la scène, aux séances des Académies, aux modernes exhibitions de la chaire sacrée, enfin s'appliquant à la lecture de quelqu'un des nouveaux chefs-d'œuvre auxquels une critique partiale ou éblouie décerne l'immortalité. Au sortir de cette rude épreuve, il m'a l'air d'un homme qui vient, à tire d'ailes, de traverser le cha os, également surpris des choses qu'il a entrev ues et des mots qu'il a entendus. On peut se figurer l'é tonnement d'un homme qui, dans la langueparlée autour de lui, reconnaît tous les matériaux de la sienne, mais tellement mêlés à d'autres, tellement altérés par les idées dont on les a chargés ou dépouillés, que, dans cette langue, tout lui est à la foi s connu et inconnu, accessible et impénétrable. J'o se garantir que souvent il n'a guère plus compris le langage qu'on parlait autour de lui que si c'eût été du cophte ou du chinois; et le moment le plus

lucide de sa journée aura été celui où un homme de l'ancien monde, un vieux professeur de l'Université de Paris, a cité devant lui, dans l'original, quelques passages de Pindare ou d'Aristophane.

Son langage, à lui, a été parfaitement compris; on a quelquefois souri de son accent, qui trahit, au dire des connaisseurs, le bourgeois d'une province reculée ou un descendant de réfugiés; mais le sens de ses questions a été fort bien saisi; seulement on s'est obstiné, à ce qu'il lui semble, à ne point lui répondre en français; d'où il résulte que toute information précise lui manque sur l'état intellectuel et social du peuple qu'il est venu visiter. Je soutiens que, s'il veut prolonger son séjour au milieu de nous, on le verra, ce roi de l'idiome français, s'aller asseoir sur les bancs d'une école à la Jacotot ou du lycée polyglotte de M. Robert

son.

Il y a des gens qui ont le loisir de creuser leurs rêves jusqu'au fond; heureuses gens! je les laisse en possession du mien; qu'ils l'exploitent à leur aise, et, parvenus au bout, qu'ils nous disent si le français de 1837 est encore la langue de Racine.

Pour moi, entre mille traits, il en est un qui me frappe et auquel je m'arrête. L'illustre revenant aura entendu dans la conversation qu'un savant de premier ordre étant mort, toutes les notabilités littéraires se sont fait un devoir de l'accompagner au champ du repos, mais qu'un orage subit les a dis

persées (les notabilités ); il apprend qu'un ministre a réuni hier à sa table les premières capacités industrielles de la capitale; qu'un journal est rédigé par la plupart des illustrations et même des sommités artistiques de l'époque; que monsieur un tel doit être compté parmi les puissances intellectuelles de notre áge; que, dans un certain cas, on a fait appel, et non pas en vain, à toutes les sympathies libérales,

etc., etc.

Si l'auteur d'Athalie retrouve quelque part son vieux professeur qui cite Aristophane, ils pourront lier conversation en grec, pour plus de clarté, et le docte émulede Lancelot pourra remontrerà son illustre disciple que les locutions qui l'ont étonné ne sont autre chose que la substitution de l'abstrait au concret, moins fréquente, il est vrai, que celle du concret à l'abstrait, mais également autorisée par l'usage des bons écrivains. Et là-dessus force exemples dont je me garderai bien de rapporter un seul.

Je doute cependant que notre grand poète se tienne satisfait de cette explication, qui, à vrai dire, n'explique rien. Il y a sous cette particularité de langage quelque chose de plus que de la grammaire. Dans les vicissitudes d'une langue, tout a sa cause, rien n'est fortuit, et le secret des mots doit se trouver dans les choses.

Ces locutions et bon nombre de pareilles n'ont pu s'introduire et prendre pied dans la langue qu'à la faveur de quelque changement survenu dans les

idées. Une façon de parler qui met la qualité à la place de l'être, le mode à la place de la substance, et qui transforme une personne en une chose, doit correspondre à une tendance analogue en philosophie. Il faut que l'esprit ait une nouvelle manière de voir, d'après laquelle l'être s'efface devant sa qualité, n'en soit plus en quelque façon que le porteur,et n'inspire de l'intérêt que comme agent d'une fonction générale dans un tout intellectuel ou dans un ensemble social.

C'est vers ces causes présumées que notre ceil se dirige, et leur examen ne tarde pas à rejeter dans l'ombre, comme un simple indice, le fait de langage qui nous y a conduits. En effet, ce serait en soi-même bien peu de chose que ces expressions, sit leur rencontre ne nous faisait pas remonter plus haut. Mais l'idée qui leur a donné naissance est d'une importance bien autre. Elles trahissent l'annulation, ou tout au moins la neutralisation de l'individualité. Et le fait s'est accompli graduellement. Quand le plus pur de nos écrivains modernes a représenté un grand homme victime de la jalousie sacerdotale, cette impropriété de langage (car il fallait dire la jalousie de quelques prêtres) impliquait déjà la tendance à faire disparaître l'individu dans la classe, à lui retirer la réalité pour faire passer à l'espèce. Aujourd'hui l'on va plus loin: on avait bien pu accorder à une espèce, à une elasse, une sorte de réalité, tirée des caractères sen

la

sibles des individus qui la composent; aujourd'hur la réalité abandonne même les classes, et nous la voyons passer de l'individu, seul réel dans la vigueur du terme, à la qualité, qui, détachée de l'individu, n'est rien. Ce sont aujourd'hui les idées qui vivent, les idées qui sont des êtres, et l'individu n'est plus qu'une substance neutre, un substratum indifférent, dont on ne tient pas compte.

Entendons-nous bien pourtant: un être n'est ce qu'il est que par ses qualités; l'existence pure ne se conçoit pas; l'individu séparé de ses qualités n'est absolument rien, et la distinction de la substance et de l'accident est purement nominale, au moins pour nous; car après que nous aurons ôté à la substance tous ses accidents pour l'épurer, il ne nous restera qu'une forme vague, une ombre, le souvenir de quelque chose qui était et qui n'est plus. Insondable mystère! car après tout cela, le moi paraît devoir être quelque autre chose que les qualités du moi; des qualités doivent être portées par un être: vous aurez beau dire qu'un être n'existe pas sans propriété, quelque chose de plus fort que vos raisonnements nous crie que ces propriétés ne sont pas l'être. Cette idée, logée au plus profond de l'esprit humain, est la première, la plus universelle, la plus inaliénable de ses propriétés.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Sans doute, aux yeux de la pensée et de l'observation, l'individu ne doit sa réalité qu'à ses qualités: être, c'est être

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