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élevée et forte. Il ne se doutait pas que c'était dans le sens même et dans l'intérêt de ces tendances qu'il avait spéculé; qu'il n'était pas possible qu'il eût jamais une philosophie à contre-sens de sa nature morale, et que rien n'est plus facile que d'assortir, en de pareilles matières, son système à son besoin.

Qu'il est effrayant, le mot de Pascal:« La volonté, organe de la croyance!» Mais combien il est vrai! Ce qu'on appelle la foi, dans la sphère des opinions humaines, est-ce autre chose que la volonté appliquée à des objets de spéculation? L'intensité de cette foi n'a-t-elle pas pour mesure exacte la force de la volonté? L'esprit de tel homme, quand il a fait son choix, est hors d'état de le remplacer par un autre, hors d'état d'être frappé de la force des objections qu'on lui propose, presque hors d'état de laisser tomber sur elles un regard distrait et fugitif, ou, si ces objections, forcément examinées, le laissent sans réplique, n'en conservant pas moins toute la tranquillité, toute l'impassibilité d'une foi qui est devenue en lui une affection, et qu'une autre affection pourrait seule effacer et détruire. Est-ce mauvaise foi? indifférence pour la vérité? Nullement : c'est l'effet d'une âme qui s'est approprié, qui a converti en sa propre substance des croyances qui, sans doute, se rencontraient avec ses dispositions les plus intimes. Mais si cette violente préoccupation est possible en beau

coup de sujets différents, où sera-t-elle plus forte, plus obstinée, qu'en des matières où la pleine évidence est impossible, où l'expérience ne trouve pas de lieu, et où la donnée fondamentale est si voisine d'un sentiment de l'âme, que presque toujours elle se confond avec lui?

Mais la vérité de tout ce qui précède tient surtout à une distinction importante entre les individus et les siècles. Quelque difficile que soit, dans un individu, la scission complète de l'homme et du penseur, il est certain que les habitudes de la vie scientifique amènent la possibilité d'une abstraction très forte, en vertu de laquelle le penseur et l'homme s'ignorent l'un l'autre dans un certain sens et jusqu'à un certain point. Il paraît d'abord bien étroit, le pont où la vie morale et la pensée doivent passer toutes deux; ne faudra-t-il pas que l'une recule afin que l'autre avance? L'abstraction, assez souvent, élargit cet étroit passage, la pensée et la vie passent à côté l'une de l'autre sans se coudoyer, même sans se voir. Combien de spiritualisme dans la conduite de certains hommes à qui le matérialisme a dû son crédit! Combien de matérialisme pratique chez certains défenseurs des doctrines spiritualistes! Sans doute un examen attentif, et répété sur un grand nombre de cas, ferait rentrer l'exception dans la règle; en général cependant c'est moins aux individus qu'il faut regarder qu'aux masses, aux époques, aux siècles. Toutes

les saillies individuelles et les accidents s'effacent dans un aspect général, tous les portraits dans le tableau. L'individu peut s'abstraire, se scinder, une moitié de lui-même ignorer l'autre un siècle est essentiellement et toujours concret. Le genre humain est le vrai homme, l'homme complet, le type de soi-même. La psycologie n'a point de base plus sûre que l'étude du genre humain pris en masse, ou considéré de siècle en siècle. Or, le genre humain est plus conséquent que les individus. Telles sont ses mœurs, telle est sa morale; telle est sa morale, telle est aussi sa philosophie. C'est à cet homme collectif que s'appliquent les observations que nous avons présentées; ces observations, vraies des individus en général, le sont sans réserve transportées à l'humanité.

Un fait important, cent fois reproduit, répandu pour ainsi dire dans toute l'histoire des sociétés, vient à l'appui des considérations précédentes.

Les théories sociales, aussi bien que la philosophie, affectent la spontanéité. Elles se piquent de prendre naissance dans l'examen de la nature des choses, c'est-à-dire des vrais rapports de l'homme avec l'homme et de l'individu avec la société. Et cependant tous les faits s'élèvent contre cette prétention. Ils nous conduisent même à penser que jamais la spéculation pure n'eût trouvé ces théories, ni même ne les eût cherchées. Elles n'ont apparu dans le monde qu'à la suite des faits qui les ren

daient nécessaires. Elles se sont présentées à titre de remède ou de protestation. La souffrance a éveillé le sentiment, le sentiment a éveillé l'idée. Les théories qui en ont résulté n'en sont pas pour cela moins vraies. Leur vérité en effet n'est pas abstraite, mais relative; vérité qui dort en quelque sorte jusqu'à ce que le besoin la réveille. Il n'y a pas de raison suffisante pour que, dans cet ordre d'idées, une seule vienne au jour et se formule, aussi longtemps que rien ne la blesse. L'ordre qui n'a pas été précédé du désordre n'est pas remarqué tant qu'il dure. Vivant et fort, il n'a point de nom; sa première voix est un cri d'alarme; c'est en périssant qu'il se nomme. C'est l'esclavage qui a donné l'idée de la liberté, les priviléges celle de l'égalité, l'oppression religieuse celle des droits de la conscience. Il n'est pas dans la nature de l'humanité de s'éprendre pour de pures spéculations avant toute expérience qui les lui ait rendues respectables et chères. Mais, menacé dans la possession d'un bien, on s'avise alors que cette possession est un droit; ce droit, on le constate, on l'exprime, on le circonscrit; dès lors, il sera défendu comme vérité abstraite, alors même qu'il aura cessé d'être menacé; poussé d'abord à sa défense par le souvenir de ses dangers passés, par la prévision de ses dangers à venir, on y sera porté ensuite d'une manière plus pure par l'intérêt dû à toute vérité. Mais encore alors cet intérêt épuré ne sera pas éprouvé également par tout

le monde : il y aura toujours, sous ce rapport, une différence entre la multitude et les penseurs.

On a voulu faire des réformateurs du seizième siècle les champions de la liberté de conscience. Jamais avec ce dogme abstrait ils n'eussent remué les masses; jamais aussi ce dogme abstrait ne leur eût, à eux-mêmes, inspiré tout ce qu'ils ont fait. Un intérêt plus intime, plus personnel, si l'on peut ainsi parler, mit en mouvement l'Europe du seizième siècle. On ne commença pas par réclamer la liberté religieuse, mais par en faire usage. On fit mieux que de la démontrer, on s'en empara. Bien loin de la démontrer, à peine y croyait-on; du moins on n'y croyait que pour soi-même et pour le cas présent; après l'avoir revendiquée, on la refusait aux autres; ce n'est que lentement qu'elle est devenue vérité générale à l'usage et au bénéfice de tout le monde; et il a fallu, pour cela, que chacun tour à tour eût été froissé dans sa conscience, qu'une longue expérience eût démontré que tous les vrais droits sont réciproques, et que nul, dans ce genre, ne peut s'attribuer ce qu'il refuse à autrui. On parle des progrès de l'esprit humain, de sa rapide ascension: c'est de sa paresse qu'il faudrait parler; les vérités les plus simples, les plus nécessaires, ont eu mille obstacles à surmonter; et ce n'est guère que par la porte étroite de la nécessité qu'elles ont pénétré dans le cœur et de là ont passé dans l'esprit. Elles ont dû vivre, et prouver

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