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cour de Charles II, avec autant d'horreur qu on avait de mépris pour l'auteur.

pour la

Milton avait été quelque temps fecrétaire langue latine du parlement, appelé le rump, ou le croupion. Cette place fut le prix d'un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles I; livre (il faut l'avouer) auffi ridicule par le ftyle, que détestable par la matière; livre où l'auteur raisonne à-peu-près comme lorfque dans fon Paradis perdu, il fait digérer un ange, & fait paffer les excrémens par infenfible transpiration; lorfqu'il fait coucher ensemble le Péché & la Mort; lorfqu'il transforme fon Satan en cormoran & en crapaud; lorsqu'il fait des diables géans, qu'il change enfuite en pygmées, pour qu'ils puiffent raifonner plus à l'aife, & parler de controverfe &c.

Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit fi odieux, en voici quelques-uns. Saumaife avait commencé fon livre en faveur de la maison Stuart, & contre les régicides, par ces mots.

L'horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre, a bleffe depuis peu nos oreilles & encore plus nos cœurs.

Millon répond à Saumaise: Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de St Pierre qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaifes doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à la Haye; car une telle nouvelle ne pouvait bleffer que des oreilles d'âne.

Après ce fingulier préambule, Milton traite de pufillanimes & de lâches, les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes juftes & fenfibles. Ce font, dit-il, des larmes telles qu'il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui

produifirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, & en fefaient des hermaphrodites. Or Saumaife s'appelait Salmafius en latin. Milton le fait defcendre de la nymphe Salmacis. Il l'appelle eunuque & hermaphrodite, quoiqu'hermaprodite foit le contraire d'eunuque. Il lui dit que fes pleurs font ceux de Salmacis fa mère, & qu'ils l'ont rendu infame.

Infamis ne quem male fortibus undis

Salmacis enervet.

On peut juger fi un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie & délicate de Charles II, aux lords Rochefter, Rofcommon, Buckingham, aux Waller, aux Cowley, aux Congrèves, aux Wicherley. Ils eurent tous en horreur l'homme & le poëme. A peine même fut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France auffi-bien que le nom de l'auteur.

Qui aurait ofé parler aux Racines, aux Defpréaux, aux Molières, aux la Fontaine, d'un poëme épique fur Adam & Eve? Quand les Italiens l'ont connu, ils ont peu eftimé cet ouvrage, moitié théologique, & moitié diabolique, où les anges & les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui favent par cœur l'Ariofle & le Taffe, n'ont pu écouter les fons durs de Milton. Il y a trop de diftance entre la langue italienne & l'anglaife.

Nous n'avions jamais entendu parler de ce poëme en France, avant que l'auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de fon Effai fur la pofie épique. Il fut même le premier

(fi je ne me trompe) qui nous fit connaître les poètes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton, & les fentimens de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu'il penfait du génie de Milton, il répondit: Les Grecs recommandaient aux poëles de facrifier aux grâces, Milton a facrifié au diable.

On fongea alors à traduire ce poëme épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d'éloges à certains égards. Il eft difficile de favoir précisément qui en fut le traducteur. On l'attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble; mais on peut affurer qu'ils ne l'ont point du tout traduit fidellement. Nous l'avons déjà fait voir; & il n'y a qu'à jeter les yeux fur le début du poëme pour en être convaincu.

Je chante la défobéiffance du premier homme, , & les funeftes effets du fruit défendu, la perte d'un ,, paradis, & le mal de la mort triomphant fur la ,, terre, jufqu'à ce qu'un Dieu-homme vienne juger ,, les nations, & nous rétablisse dans le féjour bien,, heureux. 19

Il n'y a pas un mot dans l'original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d'abord confidérer qu'on fe permet dans la langue anglaise des inversions que nous fouffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poëme de Milton.

,, La première défobéiffance de l'homme, & le ,, fruit de l'arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, & toutes nos mifères avec ,, la perte d'Eden, jufqu'à ce qu'un plus grand,, homme nous rétablît, (e) & regagnât notre demeure

(e) Il y a dans plufieurs éditions, Reftore us, and regain. J'ai choifi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l'original: La première

,, heureuse; Mufe célefte, c'eft-là ce qu'il faut ,, chanter. I

Il y a de très-beaux morceaux fans doute dans ce poëme fingulier; & j'en reviens toujours à ma grande preuve, c'eft qu'ils font retenus en Angleterre par quiconque fe pique d'un peu de littérature. Tel eft ce monologue de Satan, lorfque s'échappant du fond des enfers, & voyant pour la première fois notre foleil fortant des mains du Créateur, il s'écrie:

"Toi, fur qui mon tyran prodigue ses bienfaits, "Soleil, aftre de feu, jour heureux que je hais,

Jour qui fais mon fupplice, & dont mes yeux s'étonnent, "Toi qui fembles le Dieu des cieux qui t'environnent, ,, Devant qui tout éclat difparaît & s'enfuit, » Qui fais pâlir le front des aftres de la nuit; ,, Image du Très-haut qui régla ta carrière, ,, Hélas! j'euffe autrefois éclipsé ta lumière. ,, Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,

,, Le trône où tu t'affieds s'abaiffait devant moi;

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Je fuis tombé; l'orgueil m'a plongé dans l'abyme.

,, Hélas! je fus ingrat, c'est-là mon plus grand crime.
J'ofai me révolter contre mon créateur:
"C'eft peu de me créer, il fut mon bienfaiteur;
‚ Il m'aimait : j'ai forcé sa justice éternelle

" D'appesantir fon bras fur ma tête rebelle;

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Je l'ai rendu barbare en sa sévérité,

"Il punit à jamais, & je l'ai mérité.

" Mais fi le repentir pouvait obtenir grace!.........

,, Non, rien ne fléchira ma haine & mon audace;

" Non, je détefte un maître; & fans doute il vaut mieux

,, Régner dans les enfers qu'obéir dans les cieux.

défobéiffance de l'homme &c. chanter, Mufe célefte. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue.

Les amours d'Adam & d'Eve font traités avec une molleffe élégante & même attendriffante, qu'on n'attendrait pas du génie un peu dur, & du ftyle fouvent raboteux de Milton.

Du reproche de plagiat fait à Milton.

QUELQUES-UNS l'ont accufé d'avoir pris fon poëme dans la tragédie du Bannissement d'Adam de Grotius, & dans la Sarcotis du jéfuite Mazénius, imprimée à Cologne en 1654, & en 1661, long-temps avant que Milton donnât fon Paradis perdu.

Pour Grotius, on favait affez en Angleterre que Milton avait tranfporté dans fon poëme épique anglais quelques vers latins de la tragédie d'Adam. Ce n'eft point du tout être plagiaire; c'eft enrichir fa langue des beautés d'une langue étrangère. On n'accufa point Euripide de plagiat, pour avoir imité dans un chœur d'Iphigénie le fecond livre de l'Iliade; au contraire, on lui fut très-bon gré de cette imitation, qu'on regarda comme un hommage rendu à Homère fur le théâtre d'Athènes.

Virgile n'effuya jamais de reproche pour avoir heureusement imité, dans l'Enéide, une centaine de vers du premier des poëtes grecs.

On a pouffé l'accufation un peu plus loin contre Milton. Un Ecoffais, nommé M. Lauder, très-attaché à la mémoire de Charles I, que Milton avait infultée avec l'acharnement le plus groffier, fe crut en droit de flétrir la mémoire de l'accufateur de ce monarque. On prétendait que Milton avait fait une infame fourberie, pour ravir à Charles I la trifte gloire d'être

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