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rageux et de sauvegarde plus assurée. Il faisait donc marcher du même pas dans les provinces gauloises la persécution religieuse et la conquête.

Dès qu'il s'était emparé d'une ville, il se faisait amener l'évêque, à qui il proposait de renier la foi de Nicée, et sur son refus (le refus arrivait toujours), la prison, l'exil, la mort étaient prononcés contre lui. La cité ainsi décapitée (c'était le mot vrai) en la personne du représentant le plus complet de la société romaine, l'exercice du culte catholique était frappé d'interdit. L'église, sans portes, sans fenètres, sans toit, était vouée à l'abandon : tantôt on semait des ronces et des orties sur le seuil et sur ses avenues, pour faire du lieu saint un repaire d'animaux immondes et de serpens; tantôt on y lançait le bétail, qui allait paître jusque sur l'autel. Et ce n'était pas seulement dans la campagne que ces odieuses profanations se commettaient; c'était souvent dans les villes, au sein des quartiers les plus populeux. Les menaces, les mauvais traitemens, les tortures contre les hommes accompagnaient ces sévices contre les pierres. Le clergé se dispersait, les évêques fuyaient à l'approche des Barbares. Or en l'année 470 le roi Euric avait parcouru avec ses Goths les cités les plus méridionales de la première Aquitaine, Rhodez et Cahors, dont il était resté maître. En 471, il avait envahi Limoges et menacé Bourges, qui n'avait dû son salut qu'à l'apparition de troupes gauloises et saxonnes sur la Basse-Loire. Craignant de se voir couper dans sa marche, Euric avait fait retraite, mais en laissant des garnisons après lui et promettant de revenir bientôt. Voilà ce qui causait dans toute la province la désolation des églises, dont les pasteurs, à l'exception de celui de Clermont, étaient morts ou fugitifs ou prisonniers des Goths; voilà aussi ce qui rendait plus important que jamais le choix du métropolitain de Bourges.

L'élection des évêques par les cités, dernier débris d'un régime qui embrassait jadis l'administration romaine tout entière, avait conservé la grandeur et les vices de son origine démocratique. L'empire, près de s'éteindre, lui devait le dernier éclat qu'il jetait encore sur le monde; mais la sainteté du but n'avait pas suffi pour purifier les moyens, et les passions humaines s'agitaient sous les Voutes des basiliques chrétiennes transformées en forum, comme autrefois entre les barrières des comices. Pour une élection paisible et unanime, il s'en trouvait dix qui présentaient le triste spectacle des agitations populaires, des brigues, de la corruption, et les évêques ne se rendaient point sans une vive appréhension de cœur aux opérations électorales, dont les débats pouvaient être animés et le résultat incertain. Sidoine, il est vrai, n'avait point traversé comme candidat ces épreuves pénibles, l'illustration de son nom et le crédit

de la famille Avita ayant écarté de lui toute rivalité sérieuse; mais il avait vu de près quelques années auparavant, et lorsqu'il était encore laïque, une élection épiscopale dont le souvenir ne s'était point effacé de sa mémoire.

Se trouvant à Lyon au moment où le vénérable évêque Patiens, métropolitain de cette ville et son ami, se rendait à Chalon-surSaône pour y procéder à la nomination d'un suffragant, Sidoine eut la curiosité de l'y suivre et d'assister à toutes les péripéties de l'élection. C'était un drame moitié triste, moitié comique, dont trois compétiteurs étaient les personnages principaux; ils se disputaient l'évêché et se partageaient la faveur du peuple. Le plus accrédité des trois était un noble sans mérite et sans mœurs, qui avait enrégimenté ses cliens comme pour une guerre, et ceux-ci parcouraient les rues de la ville, proclamant, à la façon des crieurs publics, les noms, dignités et ancêtres de leur patron, promettant sa faveur, menaçant de sa disgrâce. Le second, riche voluptueux, renommé pour la somptuosité de ses festins, lançait ses parasites sur les places, tenait table ouverte, et avec l'esprit et les vertus d'un Apicius (c'est Sidoine qui parle) il faisait valoir pour l'épiscopat les argumens de sa cuisine. Le troisième enfin, homme d'affaires avant tout, avait pris l'engagement de distribuer à ses patrons électoraux une portion des biens de l'église, en vertu d'un traité en forme signé des deux parts; c'était chose notoire dans la ville. Tombé au milieu de ces menées infâmes, Patiens exprimait tout haut son indignation. Il fut hué par la populace; mais le métropolitain était un homme ferme et décidé: il prit dans le clergé de Chalon un prêtre obscur et modeste, naguère encore simple lecteur de cette église, et honoré de l'estime de tous; il l'amena non sans peine dans l'assemblée, le proclama d'autorité et le fit sacrer sur-le-champ au grand ébahissement des électeurs. Sidoine, présent à cette scène, avait fort approuvé la conduite du métropolitain. De tels souvenirs encore récens l'inquiétaient sans doute pour lui-même, lorsque sur la réquisition des magistrats de Bourges il se transporta dans cette ville, afin d'y conférer avec eux et d'étudier la disposition des esprits.

Il en fut peu satisfait, et nous retrouvons dans une lettre qu'il adressa de là au métropolitain de la province de Sens, Agræcius, le récit de sa première impression. « Me voici à Bourges, où vient de m'appeler un décret de la cité, lui écrivait-il; veuve du pontife qui la guidait, elle menace de crouler. C'est un vrai combat que j'ai sous les yeux. Le clairon sonne, on court à l'assaut de l'épiscopat : tout le monde s'en mêle, clercs et laïques, grands et petits. Autour des assaillans, la foule se presse avec frémissement, et dans ce pêlemêle de compétiteurs et d'électeurs, beaucoup se présentent eux

mêmes, très peu présentent les autres. En face de Dieu et de la vérité, tout cela n'est que brigue, irréflexion, mensonge, et l'impudence seule se montre sans masque. Oui, si je ne craignais d'être taxé d'exagération et de calomnie, je vous dirais que la perversité de certains d'entre eux va jusqu'à offrir de l'argent, que le siége sacré des évèques est marchandé comme un meuble dans une foire, et qu'on l'aurait déjà vu affiché à la criée, si l'acheteur corrompu était aussi bardi que le vendeur. Venez donc à mon aide, je vous en conjure, honorez-moi de votre présence fraternelle, soutenez-moi de vos conseils dans l'accomplissement d'un devoir si nouveau pour moi, et auquel je ne puis me soustraire, quelque rougeur qui me monte au front. Ne me dites pas que, métropolitain de la province de Sens, vous n'avez rien à faire avec les âmes de la province d'Aquitaine et qu'elles ont leurs médecins à elles; il importe peut que les provinces soient divisées quand la religion est une. Ajoutez à cela que de toutes les villes d'Aquitaine, grâce à la guerre, Clermont est aujourd'hui la seule qui soit romaine, et qu'à défaut de mes comprovinciaux, j'ai besoin que les métropolitains des autres provinces me viennent en aide. L'honneur de votre prérogative sera sauf: je réserve tout à votre censure. Accourez donc et ne m'opposez point de prétextes, car vous excuseriez plutôt votre absence que vous ne justifieriez votre faute, tandis qu'en venant, vous nous prouverez que, si votre juridiction peut avoir des bornes, votre charité n'en connait point. »

Diverses lettres en forme de circulaire, rédigées dans ce sens et corroborées par des invitations officielles émanant du corps municipal, furent envoyées aux évêques des provinces les plus voisines, puis Sidoine retourna en Auvergne, afin de vaquer aux soins particuliers de son église, et de réfléchir en paix aux événemens qui semblaient vouloir se dérouler.

Au-dessus de la tourbe des compétiteurs sans espérance se dessinaient trois personnages importans, entre lesquels pouvait se balancer la fortune tous trois étaient laïques, tous trois avaient figuré dans les luttes contre les Visigoths ou leurs fauteurs, ce qui était une grande recommandation dans la circonstance; tous trois enfin avaient eu avec Sidoine des relations d'amitié ou de politesse. Ils se nommaient Pannychius, Eucher et Simplicius.

On eût vainement cherché dans la cité des Bituriges une famille plus noble et plus estimée que celle de Pannychius. A l'exemple de ses ancêtres, il avait parcouru le cercle des hautes dignités de l'empire, et sorti de sa longue carrière administrative avec le titre d'illustre, il siégeait maintenant dans le conseil de sa cité, dont il était un des patrons. Les deux passions de sa vie, c'est-à-dire la

haine des Barbares et la haine des ariens, l'avaient suivi dans sa retraite, et il était chez les Bituriges un des centres auxquels se ralliaient les bons citoyens, quand il fallait se consulter ou agir. Chaque cité ayant ainsi ses centres d'action qui correspondaient entre eux dans les limites de la même province et souvent d'une province à l'autre, Sidoine avait échangé quelques lettres d'intérêt politique avec Pannychius, dont il estimait la fidélité et le courage.

Eucher ne le cédait à son rival ni en dignité, ni en naissance; seulement sa carrière avait été plutôt d'un homme de guerre que d'un administrateur. Après avoir combattu bien des années sous le drapeau romain et rougi de son sang tous les champs de bataille de l'Occident, il s'était vu oublié pour d'autres qui ne le valaient pas. Retiré à Bourges, sa ville natale, il y vivait à l'écart, dans une solitude dont son juste dépit n'altérait pas la dignité, renfermant en lui-même le regret de la vie active, mais ayant besoin de consolation. Sidoine lui écrivit à ce sujet. Sa lettre que nous avons encore, et dans laquelle il le place à côté des Brutus et des Torquatus, nous peint assez bien le caractère de cette société élégante où le goût de l'esprit et même l'affectation littéraire se mêlaient aux grandes luttes, aux beaux dévouemens, aux inexprimables souffrances, où la pédanterie classique, les pensées subtiles et les jeux de mots brillaient, comme des feux follets, sur l'effroyable déluge qui allait tout engloutir.

Entre ces deux compétiteurs également considérables, également dignes de l'estime publique, l'évêque de Clermont eût été fort embarrassé de choisir une circonstance assez bizarre l'en dispensa. J'ai dit qu'ils étaient tous deux laïques, j'ajouterai qu'ils étaient tous deux mariés et mariés pour la seconde fois. Or les canons ecclésiastiques, qui prohibaient généralement les secondes noces, en avaient fait pour le sacerdoce un empêchement dirimant. A la vérité, les décisions canoniques n'étaient pas toujours exactement suivies, et les élections épiscopales, mélange des volontés du peuple et de celles de l'église, y dérogeaient fréquemment, ce qui faisait qu'Eucher et Pannychius avaient beaucoup de chances d'être nommés l'un ou l'autre; mais Sidoine se retrancha inflexiblement dans la règle, qu'il se proposa de soutenir devant le peuple, heureux d'avoir sous la main une arme qui coupait honnêtement le noud gordien.

Le troisième candidat, inférieur aux deux autres en dignité comme en naissance, se recommandait par une raison d'un grand poids dans la circonstance présente : il était fils du dernier évèque, gendre de l'avant-dernier, et, comme on disait alors, homme de race épiscopale. Les Goths et les Ariens n'avaient pas dans toute l'Aquitaine d'ennemi plus irréconciliable et plus redouté que lui; il avait passé

sa vie à les combattre soit comme soldat soit comme citoyen. Sous des habitudes froides et sévères, Simplicius cachait une nature forte et passionnée, un savoir profond, une éloquence persuasive, et la foule s'était prise pour lui d'un enthousiasme d'autant plus vif qu'il affectait de mépriser la popularité. On eût dit un Romain des vieux temps, sanctifié par l'âme d'un martyr, car Simplicius avait souffert pour la foi. Les Barbares, l'ayant fait prisonnier, on ne sait à quelle occasion, le mirent dans le plus noir cachot d'un ergastule d'esclaves, en barrant et verrouillant la porte avec soin; mais une nuit la porte se trouva ouverte, et le prisonnier parti. Le bruit s'accrédita que Simplicius avait été délivré par un ange, et le peuple le vénéra dès-lors comme un saint.

L'évêché étant venu à vaquer sur ces entrefaites, on le lui offrit; mais il refusa d'un ton qui n'admettait point de réplique. « Si vous voulez un bon évêque, dit-il au peuple, adressez-vous à Palladius. »> On alla chercher Palladius, qui fut élu. Palladius appartenait à une famille de professeurs toulousains fort célèbre au Ive siècle, dont une branche s'était transplantée à Bourges et avait embrassé la condition ecclésiastique: un Palladius avait même été évêque de cette métropole. Des liens d'amitié s'établirent entre Simplicius et le nouvel élu à propos de son élection. L'évêque avait une fille pleine de charmes et de vertus qui grandissait saintement à l'ombre de l'autel. Quand elle fut en âge d'être mariée, Simplicius la demanda pour femme et l'obtint. Cependant Palladius mourut, et le peuple, revenant à sa première pensée, alla de nouveau solliciter Simplicius dans sa retraite. Il refusa encore, et son père fut nommé. C'était ce père de Simplicius qu'une mort récente venait d'enlever au siége épiscopal de Bourges. Beaucoup songeaient toujours au fils, qui, harcelé par ses amis, ne se défendait plus que mollement. Toutefois ses refus réitérés lui avaient fait perdre l'unanimité des suffrages, et une partie des habitans, se mettant à la recherche d'un candidat moins dédaigneux, avait provoqué la compétition de Pannychius et d'Eucher. Sidoine, sans l'avoir jamais vu, le connaissait par la renommée de ses aventures héroïques; il lui avait même écrit quelques lettres, et ce qu'il apprit à Bourges de son caractère le fit pencher pour lui dès le premier moment.

Le jour de l'élection approchant, Sidoine vint s'installer à Bourges. La ville était remplie d'agitation; on eût pu se croire à la veille d'une émeute. Dans les rues, sur les places, principalement autour de l'église, stationnaient des groupes inquiets, ardens à la dispute, préconisant leur candidat et déchirant les autres. C'était un échange de panégyriques et d'attaques, un débordement de propos diffamatoires qui n'épargnaient pas le juge et ses conseillers ecclésiasti

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