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LITTERATURE MODERNE.

ESSAIS

DE PALINGÉNÉSIE SOCIALE,

PAR M. BALLANCHE.

FORMULE GÉNÉRALE

DE L'HISTOIRE DE TOUS LES PEUPLES,

APPLIQUÉE

A L'HISTOIRE DU PEUPLE ROMAIN.

DEUXIÈME FRAGMENT.

Année 259 de Rome.

C'est l'année de la première sécession plébéienne. Il ne faut pas oublier que le récit est fait simultanément par quatre interlocuteurs, le Poète, le Philosophe, l'Historien et le Jurisconsulte, quoique je me sois dispensé d'indiquer ici la forme du dialogue.)

Tarquin, vieux, délaissé, venait de mourir à Cumes. L'exil, le malheur, l'âge n'avaient pu détruire dans le tyran détrôné cette soif de domination qui fit de sa vie entière, une vie d'orage et de combat. Et pourtant, au

tour de lui, ni fils, ni serviteur, ni conjuré, ni prince ambitieux à qui léguer l'avenir de sa turbulente pensée.

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Aristodème, le dernier qui l'eût accueilli, venait d'accomplir, à force de sang, une révolution toute opposée à celle qui avait changé le gouvernement de Rome, et précipité Tarquin dans l'exil. Néanmoins Aristodème s'était borné à donner un asile au roi fugitif et vaincu ; il ne voulut jamais lui promettre l'appui de ses armes alors si heureuses. Lui-même était mal affermi sur un trône pour lequel les meurtres les plus illustres avaient été si peu épargnés. Tous les patriciens de Cumes n'avaient pu être égorgés; ceux qui avaient échappé au massacre, et qui étaient dispersés dans toute la Campanie, inspiraient toujours mille terreurs au tyran; ces terreurs ne sont pas vaines, car il est destiné à périr, ainsi que toute sa famille, dans les plus épouvantables supplices. Telle était l'hospitalité pleine d'angoisses qu'avait reçue Tarquin; et la couronne de Romulus, prix odieux de l'inceste et du parricide, s'éteignait sur son front glacé, dans l'abaissement et l'opprobre où était tombé son puissant génie.

La nouvelle de sa mort, répandue avec une sorte de crainte, ne fut d'abord qu'un bruit vague et lointain. Lorsqu'elle fut devenue certaine, il semblait qu'on en doutât encore, et l'on s'enquérait de tous les détails, pour s'encourager à y croire. On se demandait si le redoutable vieillard s'était endormi paisiblement, comme un homme rassasié de jours, ou s'il n'avait point été terrassé, au sein d'une tempête, comme un titan vaincu ; si ses dernières paroles avaient été des paroles de fastueuse menace ou de ces paroles fatales, irrévocables, qui vont jusque dans le ciel ébranler la volonté des dieux. Un danger venait de cesser, mais c'était un danger éclatant, avec lequel on avait su se mesurer à dé couvert. Un péril obscur, impossible à prévoir et à conjurer, n'était-il pas près de fondre sur Rome? Ensuite,

on se racontait silencieusement des funérailles furtives et sans pompe, un tombeau caché sur les bords d'un lac mystérieux, non loin de l'antre d'une sibylle. Les terribles phénomènes d'une contrée où les plus magnifiques spectacles et les plus lamentables désastres forment des vicissitudes perpétuelles de deuils immenses, de fêtes enivrantes, étaient aussi l'objet de tous les entretiens, et ces divers entretiens faisaient fermenter les esprits, nourrissaient de secrètes alarmes.

Les plébéïens, troupe confuse, sans confraternité ni civile ni religieuse, ne surent pas, dans le premier moment, apprécier toute l'importance d'un événement tel que la mort de Tarquin. Ils n'aspiraient qu'à arroser en paix de leurs sueurs les sillons de la noble terre patricienne. «< L'orgueilleux lucumon, disaient-ils, le >> larthe inflexible, ne soulevera donc plus les nations >> voisines contre les murs sacrés de Rome; nous ne >> verrons plus un farouche Porsenna interdire le fer à nos illustres patrons. Nous obéirons à des maîtres qui » n'auront pas de maîtres. Nous vivrons avec sécurité » sous les lois vénérables des forts, des puissans, marqués par les dieux immortels, pour protéger les faibles,

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» les infimes. »

Mais ce fut pour les patriciens un sentiment bien autre que celui d'une stupide sécurité. On les voyait se répandre partout, s'aborder avec empressement, se visiter, se dire, lorsqu'ils se rencontraient, des mots d'une fable inconnue. Bientôt leur joie immodérée, qui ne pouvait se contenir, prit un caractère de fierté dure et audacieuse, dont la cause, non pénétrée encore par les plébéïens, ne tarda pas de leur inspirer ces inquiétudes vagues qui sont déjà un commencement d'intelligence. Alors leurs yeux s'ouvrirent à une triste lumière sur toute l'impuissance de leur sort. Ils soupçonnèrent, sans trop le comprendre, que les chefs de la république nouvelle contenus seulement par le grand fantôme du nom de

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Tarquin, avaient allégé pour un instant le joug du patronage, et que ce joug allait s'appesantir sur eux, plus rigoureux que jamais. Le petit-fils de la matrone célèbre, de la magicienne savante, n'a plus de voix pour soulever les amphictyonies latines, osques, étrusques. La révolution opérée par Junius Brutus est jugée ce qu'elle est dans sa cruelle réalité, une révolution funeste aux cliens. La pensée du bon roi Servius Tullius revient à la mémoire. Ses bienfaits à peine compris sont en quelque sorte devinés. Quelques chants monotones et vulgaires, dans une langue incomplète, nommée la langue des vagissemens, parlaient de son origine due à une merveille du foyer domestique, de ses institutions tombées en désuétude, quoique non abolies. Ces chants, qui furent la première expression, expression grossière et inculte d'un sentiment confus de soi-même, ces chants sont redits par quelques vieux plébéïens, et le sens qui y était renfermé apparaît soudainement. Une séance solennelle du sénat avait eu lieu, et l'on ignorait quel en avait été l'objet. On le savait, parce qu'on avait vu les messagers courir en hâte chez les sénateurs. De plus, on avait vu les grandes victimes tirées de leurs étables, et conduites par les flamines. Les vestales sacrées avaient été portées au Capitole dans leurs litières, couvertes d'un voile de pourpre. La plète romaine n'avait point été convoquée au son de la trompe, pour assister de loin au sacrifice. Cette fois, la formule du silence n'a point été prononcée, car ceux dont elle proclame l'exclusion n'étaient pas présens. Étonnés d'avoir été retenus à la glèbe de leurs patrons dans un jour où paraît s'accomplir une grande solennité, les cliens gémissent; ils gémissent d'un gémissement précurseur de la tempête.

Ce qui devait rester à jamais inconnu de la plèbe romaine, l'esprit des traditions, immortel comme la pensée, le révèle au poète.

La séance auguste est ouverte le mystère doit en

garder le secret. Tous ceux qui y assistent ont été appelés, chacun par son nom, par le nom de son père, par le nom de sa race. Tous sont uns avec le champ paternel, dont la borne est immuable, et qui fait l'inviolabilité du tombeau. Tous disent toute la loi à leurs fils et à leurs cliens, selon la nature et la capacité des uns et des autres. Tous, devant le foyer domestique, portent le lituús augural du prêtre et le sceptre du roi; car tous sont pères par la sanction des augures, sous la garantie de la renommée. Ils sont auteurs de la terre et de l'institution : nul pouvoir n'est hors d'eux, et ils ne peuvent transmettre, dans aucune mesure, ce qu'ils ont de pouvoir.

Un vieillard magnanime préside. Il est revêtu d'une sorte de vêtement sacré, qui l'enveloppe tout entier. Par une noble fiction, c'est le représentant de la cité romaine. Il soutient avec majesté le poids d'une lance. Tous les sénateurs sont également armés de la lance, symbole antique et imposant de la force et de la puissance puisées en soi. Le vieillard s'exprime ainsi :

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Qu'il soit à jamais exclu de toute participation, même » la moindre, à la chose romaine, celui qui ne peut nom» mer son père; et qu'à leur tour, les enfans de celui>> là ne puissent jamais nommer leur père ! Que chaque génération plébéïenne reste éternellement isolée! Que chaque plébéïen vive seulement de sa vie propre ! Qu'il » soit toujours sans postérité, comme il fut toujours sans » ancêtres! Par sa nature infime, il est privé des augu» res qui font les saints mariages. Sa race ne peut se perpétuer, puisqu'elle n'a point l'âme qui la rend im» mortelle, le géniús qui se transmet, et qui fait la famille; le langage qui exprime la volonté, qui reçoit et communique la doctrine. J'ai dit l'ancienne parole de » Romulus : que vous en semble? L'ancienne parole de » Romulus peut-elle être changée ? »

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<< Comment pourrait-elle être changée? répond un sé» nateur. Les traditions sont ce qu'elles sont. Impassi

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