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Le peintre n'étudie point auffi l'anatomie pour peindre des fquelettes; il ne deffine point d'après l'écorché de Michel-Ange pour placer fes figures hideufes dans fes tableaux; cependant ces études lui font abfolument utiles pour rendre l'homme dans fes proportions, & pour le deffiner dans fes mouvements & dans fes attitudes.

l'être au maître de ballets. Il ne peut fe diftinguer dans fon art, qu'autant qu'il s'appliquera à l'étude de ceux dont je viens de parler; exiger qu'il les poffede tous dans un degré de fupériorité qui n'eft réfervé qu'à ceux qui fe livrent particulièrement à chacun d'eux, ce feroit demander l'impoffible; mais s'il n'en a pas la pratique, il doit en avoir l'efprit.

Si le nu doit fe faire fentir fous la draperie, il faut encore que les os fe faffent fentir fous les Je ne veux que des connoiffances générales, chairs. Il eft effentiel de difcerner la place que qu'une teinture de chacune des feiences qui, par chaque partie doit occuper; l'homme enfin doit fe le rapport qu'elles ont entre elles, peuvent controuver fous la draperie, l'écorché fous la peau, & courir à l'embelliffement & à la gloire de la nôtre. le fquelette fous les chairs, pour que la figure foit Touts les arts fe tiennent par la main, & font deffinée dans la vérité de la nature & dans les pro-l'image d'une famille nombreufe qui cherche à s'ilportions raifonnées de l'art. luftrer. L'utilité dont ils font à la fociété, excite Le deffin eft trop utile aux ballets, pour que ceux leur émulation; la gloire eft leur but; ils fe prêtent qui les compofent ne s'y attachent pas ferieufe-mutuellement des tecours pour y atieindre. Chacun ment. Il contribuera à l'agrément des formes; il d'eux prend des routes oppofées, comme chacun -répandra de la nouveauté & de l'élégance dans les d'eux a des principes différents; mais on y trouve figures, de la volupté dans les grouppes, des graces cependant certains traits frappans, certain air de dans les pofitions du corps, de la précifion & de la reffemblance, qui annonce leur union intime & le jufteffe dans les attitudes. Néglige-t-on le deflin, befoin qu'ils ont les uns des autres pour s'élever, on commet des fautes groffières dans la compofi- pour s'embellir & pour se perpétuer. tion. Les têtes ne fe trouvent plus placées agréablement, & contraftent mal avec les effacements du corps; les bras ne font plus pofés dans des fituations aifees; tout eft lourd, tout annonce la peine, rout eft privé d'enfemble & d'harmonie.

Le maître de ballets qui ignorera la mufique phrafera mal les airs; il n'en faifira pas l'efprit & le caractère; il n'ajutera pas les mouvements de la danfe à ceux de la mefure avec cette précision & cette fineffe d'oreille qui font abfolument néceffaires, à moins qu'il ne foit doué de cette fenfibilité d'organe que la nature donne plus communément que l'art, & qui eft fort au-deffus de celle que l'on peut acquérir par l'application & l'exercice."

Le bon choix des airs eft une partie auffi effentielle à la danfe, que le choix des mots & le tour des phrafes l'eft à l'éloquence. Ce font les mouvements & les traits de la mufique qui fixent & déterminent touts ceux du danfeur. Le chant des airs eft-il uniforme & fans goût, le ballet fe modélera fur ce chant; il fera froid & languiffant.

Par le rapport intime qui fe trouve entre la mufique & la danfe, il n'eft pas douteux qu'un maître de ballets retirera des avantages certains de la connoiffance pratique de cet art; il pourra communiquer fes idées au muficien; & s'il joint le goût au favoir, il compofera fes airs lui-même, ou il fournira au compofiteur les principaux traits qui doivent caractériser son action; ces traits étant expreffifs & variés, la danfe ne pourra manquer de l'être à fon tour. La mufique bien faite doit peindre, doit parler; la daufe, en imitant fes fous, fera l'écho qui répétera tout ce qu'elle articulera. Eft - elle muette, au contraire, ne dit-elle rien au danfeur, il ne peut lui répondre; & dès lors tout fentiment, toute expreffion font bannis de l'exécution.

Rien n'étant indifférent au génie, rien ne doit

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De ce rapport des arts, de cette harmonie qui règne entre eux, il faut conclure que le maître de ballets, dont les connoiffances feront le plus étendues, & qui aura le plus de génie & d'imagination, fera celui qui mettra le plus de feu, de vérité, prit & d'intérêt dans fes compofitions.

Des fujets du ballet.

d'ef

Si les arts s'entre-aident, s'ils offrent des fecours à la danfe, la nature femble s'empreffer à lui en préfenter à chaque inftant de nouveaux ; la cour & le village, les éléments, les faifons, tout concourt à lui fournir les moyens de fe varier & de plaire.

Un maître de ballets doit donc tout voir, tout examiner, puifque tout ce qui exifle dans l'univers peut lui fervir de modèle.

Que de tableaux diverfifiés ne trouvera-t-il pas chez les artifans! chacun d'eux a des attitudes dif férentes, relativement aux pofitions & aux mouvements que leurs travaux exigent. Cette allure, ce maintien, cette façon de fe mouvoir, toujours analogue à leur métier, & toujours comique, doit être faifie par le compofiteur; elle eft d'autant plus facile à imiter, qu'elle eft ineffaçable chez les gens de métier, euffent-ils même fait fortune & aban donné leurs profeffions, effets ordinaires de l'ha bitude, lorfqu'elle eft contractée par le temps, & fortifiée par les peines & les travaux.

Que de tableaux bifarres & finguliers ne trou vera-t-il pas encore dans la multitude de ces oifiis agréables, de ces petits maîtres fubalternes, qui font les finges & les caricatures des ridicules de ceux à qui l'âge, le nom ou la fortune femblent donner des privilèges de frivolité, d'inconféquence

& de fatuité!

Les embarras des rues, les promenades publ

ques, les guinguettes, les amufements & les travaux de la campagne, une noce villageoife, la chaffe, la pêche, les moiffons, les vendanges, la manière ruftique d'arrofer une fleur, de la préfenter à fa bergere, de dénicher des oifeaux, de jouer du chalumeau, tout lui offre des tableaux pittorefques & variés, d'un genre & d'un coloris différens.

Un camp, des évolutions militaires, les exercices, les attaques & les défenfes des places, un port de mer, une rade, un embarquement & un débar quement; voilà des images qui doivent attirer nos regards, & porter notre art à fa perfection, fi l'exé

cution en eft naturelle.

Les chefs-d'œuvre de Racine, de Corneille de Voltaire, de Cribillon, ne peuvent-ils pas encore fervir de modèle à la danfe dans le genre no. ble? Ceux de Moliere, de Regnard & de plufieurs auteurs célèbres, ne nous préfentent-ils pas des tableaux d'un genre moins élevé ? Je vois le peuple danfant fe récrier à cette proportion; je l'entends qui me traite d'infenfe: mettre des tragédies & des comédies en danfe, quelle folie; y a til de la poffibilité? oui fans doute; reflerrez l'action de l'avare, retranchez de cette pièce tout dialogue tranquille, rapprochez les incidents réunifiez touts les tableaux épars de ces drames, Vous réuffirez.

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&

Vous rendrez intelligiblement la fcène de la bague, celle où l'avare fouille la flèche, celle où Frofine l'entretient de fa maîtreffe ; vous peindrez le défefpoir & la fureur d'Harpagon, avec des couleurs auffi vives que celles que Molière a employées, fi toutefois vous avez une ame. Tout ce qui peut fervir à la peinture doit fervir à la danfe; que l'on me prouve que les pièces des auteurs que je viens de nommer font dépourvues de caractère, dénuées d'intérêt, privées de fituations fortes, & que Boucher & Vanloo ne pourront jamais imaginer, d'après ces chefs-d'œuvre, que des tableaux froids & défagréables; alors je conviendrai que ce que j'ai avancé n'eft qu'un paradoxe; mais s'il peut réfulter de ces pièces une multitude d'excellens tableaux, j'ai gain de caufe; ce n'est plus ma faute files peintres pantomimes nous manquent, & fi le génie ne fraie point avec nos danfeurs.

Batyle, Pilade, Hylas, ne fuccédèrent ils pas aux comédiens, lorfque ceux-ci furent bannis de Rome? Ne commencèrent-ils pas à représenter en pantonime les fcènes des meilleures pièces de ce temps? Encouragés par leurs fuccès, ils tentèrent de jouer des actes féparés, & la réuffite de cette entreprise les détermina enfin à donner des pièces entières, qui furent reçues avec des applaudiffements univerfels.

Mais ces pièces, dira-t-on, étoient généralement connues; elles fervoient, pour ainsi dire, de programme aux fpectateurs, qui, les ayant gravées dans la mémoire, fuivoient l'acteur fans peine,

le devinoient même avant qu'il s'exprimât. N'aurons-nous pas les mêmes avantages, lorfque nous mettrons en danfe les drames les plus eftimés de notre théâtre? Serions nous moins bien organifés que les danfeurs de Rome? & ce qui s'eft fait du temps d'Augufte, ne peut-il fe faire aujourd'hui ? Ce feroit avilir les hommes que de le penfer, & déprifer le goû: & l'efprit de notre fiècle, que de

le croire.

Revenons à mon fujet. Il faut qu'un maître de ballets connoiffe les beautés & les imperfe&ions de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix; ces peintures d'ailleurs, pouvant être tour-à-tour hiftoriques, poétiques, critiques, allégoriques & morales, il ne peut fe difpenfer de prendre des modèles dans touts les rangs, dans touts les états, dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra, par la magie & les charmes de fon art, ainfi que le peintre & le poëte, faire détefter & punir les vices, récompenfer & chérir les vertus.

Si le maître de ballets doit étudier la nature & en faire un beau choix; fi le choix des fujets qu'il veut traiter en danfe, contribue en partie à la réuffite de fon ouvrage, ce n'eft qu'autant qu'il aura l'art & le génie de les embellir, de les difpofer & de les diftribuer d'une manière noble & pittorefque.

Veut-il peindre, par exemple, la jaloufie & touts les mouvements de fureur & de défefpoir qui la fuivent, qu'il prenne pour modèle un homme dont la férocité & la brutalité naturelle foit corrigée par l'éducation; un porte-faix feroit dans fon genre un modèle auffi vrai, mais il ne feroit pas fi beau; le bâton dans fes mains fuppléeroit au défaut d'expreffion; & cette imitation, quoique prife dans la nature, révolteroit l'humanité, & ne traceroit que le tableau choquant de fes imperfec. tions. D'ailleurs, l'action d'un crocheteur jaloux fera moins pittorefque que celle d'un homme dont les fentimens feront élevés. Le premier fe vengera dans l'inftant, en faifant feniir le poids de fon bras; le fecond, au contraire, futtera contre les idées d'une vengeance auffi baffe que déshonorante; ce combat intérieur de la fureur & de l'élévation de l'ame, prêtera de la force & de l'énergie à fa démarche, à fes geftes, à fes attitudes, à fa phyfio nomie, à fes regards: tout caractérisera fa paffion; tout décélera la fituation de fon cœur ; les efforts qu'il fera fur lui-même pour modérer les mouvements dont il fera tourmenté, ne ferviront qu'à les faire éclater avec plus de véhémence & de vivacité; plus fa paffion fera contrainte, plus la chaleur fera concentrée, & plus l'effet fera attachant.

L'homme groffier & ruftique ne peut fournir au peintre qu'un feul inftant; celui qui fuit fa vengeance, eft toujours celui d'une joie baffe & triviale. L'homme bien né lui en préfente au contraire une multitude; il exprime fa paffion & fon trouble de cent manières différentes, & l'exprime tou

jours avec autant de feu que de nob leffe; que d'oppofitions & de contraftes dans fes geftes que de ! gradations & de dégradations dans fes emportemens! que de nuances & de tranfitions différentes fur fa phyfionomie ! que de vivacité dans fes regards! quelle expreffion, quelle énergie dans fon filence! l'inftant où il eft détrompé offre encore des tableaux plus variés, plus féduifans, & d'un coloris plus tendre & plus agréable. Ce font touts ces traits que le maître de ballets doit faifir.

Les compofiteurs célèbres, ainfi que les poëtes & les peintres illuftres fe dégradent toujours, lorfqu'ils emploient leur temps & leur génie à des productions d'un genre bas & trivial. Les grands hommes ne doivent créer que de grandes chofes, & abandonner toutes celles qui font puériles à ces êtres fubalternes, à ces demi-talents, dont l'existence ne marque que par le ridicule,

La nature ne nous offre pas toujours des modè les parfaits; il faut donc avoir l'art de les corriger, de les placer dans des difpofitions agréables, dans des jours avantageux, dans des fituations heureuses, qui, dérobant aux yeux ce qu'ils ont de défectueux, leur prêtent encore les graces & les charmes qu'ils devroient avoir, pour être vraiment beaux.

Le difficile, comme je l'ai déja dit, eft d'embellir la nature, fans la défigurer; de favoir conferver couts fes traits, & d'avoir le talent de les adoucir on de leur donner de la force. L'inftant eft l'ame des tableaux ; il eft mal-aifé de le faifir, encore plus malaifé de le rendre avec vérité. La nature! la nature ! & nos compofitions feront belles: renonçons à l'art, s'il n'emprunte fes traits, s'il ne fe pare de fa fimplicité; il n'eft féduifant qu'autant qu'il fe déguife, & il ne triomphe véritablement, que lorsqu'il eft méconnu & qu'on le prend pour eile.

Je crois qu'un maître de ballets, qui ne fait point parfaitement la danfe, ne peut compofer que médiocrement. J'entends par danse, le férieux; il eft la bafe fondamentale du ballet. En ignore-t-on les principes? on a peu de reffources; il faut dès-lors renoncer au grand, abandonner l'hiftoire, la fable, les genres nationaux, & fe livrer uniquement à ces ballets de payfans, dont on eft rebattu & ennuyé depuis Foffan, cet excellent danfeur comique, qui rapporta en France la fureur de fauter. Je compare la belle danfe à une mère-langue; les genres mixtes & corrompus qui en dérivent, à ces jargons que l'on entend à peine, & qui varient à proportion que l'on s'éloigne de la capitale, où règne le langage épuré.

Le mélange des couleurs, leur dégradation & les cffets qu'elles produifent à la lumière, doivent fixer encore l'attention du maitre de ballets; ce n'eft que d'après l'expérience, que j'ai fenti le relief que ces effets donnent aux figures, la netteté qu'ils répandent dans les formes, & l'élégance qu'ils prêtent aux grouppes. J'ai fuivi, dans les jaloufies, ou les fêtes du ferrail, la dégradation des lumières que les peintres obfervent dans leurs tableaux: les couleurs fortes & entières tenoient la première place & for

moient les parties avancées de celui-ci; les couleurs moins vives & moins éclatantes étoient employees enfuite. J'avois réfervé les couleurs tendres & vaporeufes pour les fonds; la même dégradation étoit obfervée encore dans les tailles. L'exécution se resfentit de cette heureuse diftribution ; tout étoit d'accord, tout étoit tranquille; rien ne fe heurtoit, rien ne fe détruifoit; cette harmonie féduifoit l'œil, qui embraffoit toutes les parties fans le fatiguer; mon ballet eut d'autant plus de fuccès, que, dans celui que j'ai intitulé le baller chinois, & que je reinis à Lyon, le mauvais arrangement des couleurs & leur mélange choquant bleffoit les yeux; toutes les figures papillottoient & paroiffoient confuses, quoique deffinées correctement; rien enfin ne faifoit l'effet qu'il auroit dû faire, Les habits tuèrent, pour ainfi dire, l'ouvrage, parce qu'ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs; tout éclatoit avec la même prétention; aucune partie n'étoit facrifiée, & cette égalité dans les objets privoit le tableau de fon effet, parce que rien n'étoit en oppofition. L'œil du fpectateur fa igué, ne diftinguoit aucune forme, Cette multituée de danfeurs, qui traînoient après eux le brillant de l'oripeau & l'affemblage bifarre des couleurs, éblouiffoient les yeux, fans les fatiffaire. La diftribution des habits étoit telle, que l'homme ceffoit de paroître dès l'inftant qu'il ceffoit de fe mouvoir; cependant ce ballet fut rendu avec toute la précifion poffible. La beauté du théâtre lui donnoit une élégance & une netteté, qu'il ne pouvoit avoir à Paris, fur celui de M. Monnet; mais, foit que les habits & la décoration n'aient pas été d'accord, foit enfia que le genre que j'ai adopté l'emporte fur celui que j'ai quitté, je fuis obligé de convenir, que de tous mes ballets, c'eft celui quia fait ici le moins de fenfation.

La dégradation dans les tailles & dans les couleurs des vêtements, eft inconnue au théâtre; ce n'eft pas la feule partie qu'on y néglige mais cette négligence ne me paroît pas excufable dans de certaines circonftances, fur-tout à l'opéra, théâtre de la fiction; théâtre ou la peinture peut déployer tous les tréfors; théâtre qui, fouvent dénué d'ac tion forte & privé d'intérêt vif, doit être riche en tableaux de touts les genres, ou du moins devroit

l'être.

Une décoration, de quelque espèce qu'elle foit, eft un grand tableau préparé pour recevoir des fi gures. Les actrices & les acteurs, les danfeurs & les danfeufes font les perfonnages qui doivent l'orner & l'embellir; mais pour que ce tableau plaife & ne choque point la vue, il faut que de juftes propor tions brillent également dans les differentes parties qui le compofent.

Si, dans une décoration représentant un temple ou un palais or & azur, les habillements des acteurs font bleu & or, ils détruiront l'effet de la décora tion, & la décoration, à fon tour, privera les ha bits de l'éclat qu'ils auroient eu fur un fond plus

tranquille. Une telle diftribution dans les couleurs éclipfera le tableau; le tout ne formera qu'un camaieu, & ce coup-d'œil prêtera fon uniformité & fa froideur à l'action.

Les couleurs des draperies & des habillements doivent trancher fur la décoration; je la compare à un beau fond: s'il n'eft tranquille, s'il n'eft harmonieux, fi les couleurs en font trop vives & trop brillantes, il détruira le charme du tableau; il privera les figures du relief qu'elles doivent avoir; rien ne fe détachera, parce que rien ne fera ménagé avec art, & le papillotage qui réfultera de la mauvaife entente des couleurs, ne préfentera qu'un panneau de découpures, enluminé fans goût & fans intelligence.

Dans les décorations d'un beau fimple & peu varié de couleurs, les habits riches & éclatants peuvent être admis, ainfi que touts ceux qui feront coupés par des couleurs vives & entières.

qui devroit l'être, en fecoue le joug? Comment les tableaux plairont-ils, s'ils ne font vraisemblables, s'ils font fans proportion, & s'ils pèchent contre les règles que l'art a puifées dans la nature, par la comparaifon des objets? C'eft dans les tableaux fixes & tranquilles de la danfe, que la dégradation doit avoir lieu; elle eft moins importante dans ceux qui varient & qui fe forment en danfant. J'entends par tableaux fixes, tout ce qui fait grouppe dans l'éloi gnement, tour ce qui eft dépendant de la décoration, & qui d'accord avec elle, forme une grande machine bien entendue.

Mais comment, me direz-vous, obferver cette dégradation? Si c'eft Veflris qui danfe Apollon, faudra til priver le baller de cette reffource, & facrifier tout le charme qu'il y répandra, au charme d'un feul inftant? Non certes; mais on prendra pour le tableau tranquille, un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine; un jeune homme de quinze ans, que l'on habillera de même que le véritable Apollon; il descendra du Parnaffe, & à l'aide des ailes de la décoration, on l'escamotera, pour ainfi dire, en substituant à fa taille élégante le talent fupérieur.

C'est par des épreuves réitérées, que je me suis convaincu des effets admirables que produifent les dégradations. Le premier effai que j'en fis & qui me réuffit, fut dans un batiet de chaleurs ; & cette idée peut-être neuve dans les ballets, fut enfantée par l'impreffion que me fit une faute groffière de M. Servandoni; faute d'inattention, & qui ne peut dé

Dans les décorations de goût & d'idée, comme palais chinois, place publique de Conftantinople, ornés pour une fête, genre bifarre, qui ne foumet la compofition à aucune règle févère, qui laiffe un champ libre au génie, & dont le mérite augmente à proportion de la fingularité que la peinture y répand; dans ces fortes de décorotions, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d'étoffes rehauffées d'or & d'argent, il faut des habits drappés dans le coftume, mais il les faut fimples & dans des nuances entiérement oppofées à celles qui éclatent le plus dans la décoration. Si l'on n'obferve exactement cette règle, tout fe détruira faute d'ombres & d'oppofi-truire le mérite de cet artiste : c'étoit, je crois, dans tions; tout doit être d'accord, tout doit être harmonieux au théâtré: lorfque la décoration fera faite pour les habits, & les habits pour la décoration, le charme de la représentation fera complet.

Les artistes fur-tout & les gens de goût fentiront la jufteffe & l'importance de cette obfervation.

La dégradation des tailles ne doit pas être obfervée moins fcrupuleufement, dans les inftants où la danfe fait partie de la décoration. L'olympe ou le parnaffe font du nombre de ces morceaux où le ballet forme & compofe les trois quarts du tableau; morceaux qui ne peuvent féduire & plaire, fi le peintre & le maître de ballets ne font d'accord fur les proportions, la diftribution & les attitudes des perfonnages.

Dans un fpectacle auffi riche en reffources que celui de notre opéra, n'eft-il pas choquant & ridicule, de ne point trouver de dégradation dans les tailles, lorfqu'on s'y attache & qu'on s'en occupe dans les morceaux de peinture, qui ne font qu'acceffoires au tableau? Jupiter, par exemple, au haut de l'olympe, ou Apollon au fommet du Parnaffe, ne devroient-ils pas paroitre plus petits, à raifon de l'éloignenient, que les divinités & les Mufes, qui, étant au-deffous d'eux, font plus rapprochées du fpectateur? Si, pour faire illufion, le peintre fe foumet aux règles de la perfpective, d'où vient que le maître de ballets, qui eft peintre lui-même, ou

la repréfentation de la forêt enchantée, fpectacle plein de beautés & tiré du Taffe. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du théâtre ; un grand nombre de cavaliers défiloient; chacun d'eux avoit l'air & la taille gigantefque, & paroiffoit beaucoup plus grand que la totalité du pont; les chevaux poftiches étoient plus petits que les hommes, & ces défauts de proportion choquèrent les yeux même les moins exercés. Ce pont pouvoit avoir de juftes proportions avec la décoration, mais il n'en avoit pas avec les objets vivants qui devoient le paffer: il falloit donc ou les fupprimer, ou leur en fubftituer de plus petits; des enfants, par exemple. mon és fur des chevaux modelés, proportionnés à leurs tailles & an pont, qui, dans cette circonftance, étoit la partie qui devoit régler & déterminer le décorateur, auroient produit l'effet le plus féduifant & le plus vrai.

J'eflayai donc, dans une chaffe, d'exécuter ce que j'avois defiré dans le fpectacle de Servandoni; la décoration repréfentoit une forêt, dont les routes étoient parallèles au fpectateur. Un pont terminoit le tableau; en laiffant voir derrière lui un payfage fort éloigné. J'avois divifé cette entrée en fix claffes toutes dégradées; chaque claffe était compofée de trois chaffeurs & de trois chaffereffes, ce qui formoit en tout le nombre de trente fix figurants ou figurantes : les tailles de la première claffe traverfoien la route la plus proche du fpectateur;

celles de la feconde les remplaçoient, en parcourant la route fuivante; & celles de la troifième leur fuccédoient, en paffant à leur tour fur la troisième route, ainfi du refte, jufqu'à ce qu'enfin la dernière claffe, compofée de petits enfants, termina cette courfe en paffant fur le pont. La dégradation étoit fi correctement obfervée, que l'oeil s'y trompoit; ce qui n'étoit qu'un effet de l'art & des proportions, avoit l'air le plus vrai & le plus naturel : la fiction étoit telle, que le public n'attribuoit cette dégradation qu'à l'éloignement des objets, & qu'il s'imaginoit que c'étoit toujours les mêmes chaffeurs & les mêmes chaffereffes qui parcouroient les différents chemins de la forêt. La mufique avoit la même dégradation dans les fons, & devenoit plus douce à mesure que la chaffe s'enfonçoit dans la forêt, qui étoit vafte & peinte de bon goût.

Je ne faurois dire le plaifir que me procura cette idée mife en exécution, dont l'exécution furpassa même mon attente, & qui fut généralement fentie.

Voilà l'illufion que produit le théâtre, lorfque toutes les parties en font d'accord, & que les artiftes prénnent la nature pour leur guide & leur modèle.

Je crois que j'aurai à-peu-près rempli l'objet que je me fuis propofé, en taifant faire encore une obfervation fur l'entente des couleurs. Les jaloufies ou les fêtes du ferrail ont offert l'efquiffe de la diftribution qui deit régner dans les quadrilles des ballets; mais comme il eft plus ordinaire d'habiller les danfeurs & danfeufes uniformément, j'ai fait une épreuve qui m'a réuffi, & qui ôte à l'uniformité des habits le ton dur & monotone qu'ils ont ordinairement; c'est la dégradation exacte de la même couleur, divifée dans toutes les nuances, depuis le bleu foncé, jufqu'au bleu le plus tendre; depuis le rofe vif, jufqu'au rofe pâle; depuis le violet, jufqu'au lilas clair: cette diftribution donne du jeu & de la netteté aux figures; tout fe détache & fuit dans de juftes proportions; tout enfin a du relief & fe découpe agréablement de deffus les fonds.

Si dans une décoration représentant un antre de l'enfer, le maître de ballets veut que la levée du rideau laiffe voir & ce lieu terrible & les tourments des Danaïdes, d'Ixion, de Tantale, de Sifyphe, & les différents emplois des divinités infernales; s'il yeut enfin offrir au premier coup d'oeil un tableau mouvant & effrayant des fupplices des enfers, comment réuffira-t-il dans cette compofition momentanée, s'il n'a l'art de diftribuer les objets, & de les ranger dans la place que chacun d'eux doit occuper; s'il n'a le talent de faifir l'idée première du peintre, & de fubordonner toutes les fiennes au fond que celui ci lui a préparé? Ce font des rochers obfcurs & lumineux, des parties brillantes, des parties éteintes de feu; c'eft une horreur bien entendne qui doit régner dans le tableau; tout doit être affreux; tout enfin doit indiquer le lieu de la fcène, & annoncer les tourments & la douleur de ceux qui la remplifient. Les habitants des enfers, tels qu'on les repréfente au théâtre, font vêtus de toutes les

couleurs qui compofent les fiammes; tantôt le fond de leur habit eft noir, tantôt il eft ponceau ou conleur de feu ; ils empruntent enfin toutes les teintes qui font employées dans la décoration. L'attention que doit avoir le maître de ballets, c'eft de placer fur les parties obfcures de la décoration les habits les plus clairs & les plus brillants, & de diftribuer fur toutes les maffes de clair les habits les plus fombres & les moins éclatants. De ce bon arrangement naîtra l'harmonie; la décoration fervira, i j'ofe m'exprimer ainfi, de repouffoir au ballet: celui-ci à fon tour augmentera le charme de la peinture & lui prêtera toutes les forces capables de féduire, d'émouvoir & de faire illufion au spectateur.

Des danfes nommées ballets.

Que dire de touts ces titres dont on décore ces mauvais divertiffemens destinés en quelque façon à l'ennui, & que fuivent toujours le froid & le dégoût? On les nomme tous ballets pantomimes, quoique dans le fond ils ne difent rien. La plupart des danfeurs ou des compofiteurs auroient befoin d'adopter l'ufage que les peintres fuivoient dans les fiècles d'ignorance; ils fubftituoient à la place du mafque des rouleaux de papier qui fortoient de la bouche des perfonnages; & fur ces rouleaux, l'ac tion, l'expreffion & la fituation que chacun d'eux devoit rendre, étoient écrites. Cette précaution utile, qui mettoit le spectateur au fait de l'idée & de l'exécution imparfaite du peintre, pourroit feule l'inftruire aujourd'hui de la fignification des mouvements méchaniques & indéterminés de nos pantomimes. Le dialogue des pas de deux, les réflexions des entrées feules, & les converfations des figurans & des figurantes de nos jours, feroient au moins expliquées. Un bouquet, un rateau, une cage, une vièle ou une guitarre; voilà à peu pres ce qui fournit l'intrigue de nos fuperbes ballets; voilà les fujets grands & vaftes qui naiffent des efforts de l'imagination de nos compofiteurs; avouons qu'il faut avoir un talent bien eminent & bien fupérieur, pour les traiter avec quelque dif tination. Un petit pas tricoté mal-adroitement fur le coup de pied, fert d'expofition, de nœud & de dénouement à ces chefs-d'oeuvre; cela veut dire, voulez-vous danfer avec moi, & l'on danfe; ce font là les drames ingénieux dont on nous repait; c'est ce qu'on nomme des ballets d'invention, de la danfe pantomime.

Foffan, le plus agréable & le plus fpirituel de tours les danfeurs comiques, a fait tourner la tête aux élèves de Terpfychore; tous ont voulu le copier, mais fans l'avoir vu. On a facrifié le beau genre au trivial; on a fecoué le joug des principes; on a dédaigné & rejetté toutes les règles; on s'est livré à des fauts, à des tours de force; on a celle de danfer, & l'on s'eft cru pantomime, comme û l'on pouvoit être déclaré tel, lorfqu'on manque to talement par l'expreffion, lorfqu'on ne peiatrien, lorfque la danfe eft totalement défigurée par des

charges

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