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JOURNAL

DES

DEMOISELLES

TRENTE-DEUXIÈME ANNÉE

PARS

AU BUREAU DU JOURNAL, BOULEVARD DES ITALIENS, 1

ET RUE RICHelieu, 103

1864

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Es beaux-arts ont une grande influence sur les progrès de l'industrie; eux seuls en font une puissance de premier ordre, et lui assurent un avenir durable; car non-seulement, ainsi que le dit Émeric David, la peinture et les beauxarts éclairent les arts d'industrie commerciale, mais ils créent le commerce.

Il est donc intéressant, mesdemoiselles, d'étudier l'industrie et le commerce au large point de vue de la civilisation, et de les considérer dans leurs rapports avec l'amélioration de la condition sociale. C'est l'industrie, par le commerce, qui est son agent, qui noue des relations entre les peuples, qui leur fait contracter des alliances, qui établit entre eux de nobles émulations, et qui a conduit l'homme à connaître l'astronomie, dont il avait besoin pour se guider sur les mers.

Si le commerce était privé des ressources de l'industrie, s'il s'exerçait seulement sur les matières premières, telles que le blé, le vin, les pelleteries, le bois, la laine, nos nations européennes seraient encore plongées dans cet état de barbarie où se trouvent quelques peuplades de l'Amérique ; la civilisation n'y aurait pas porté ses lumières, la population ne se serait pas accrue, et nous serions encore ces tribus errantes dont les récits de nos historiens vous donnent une idée, lorsqu'ils vous racontent les premiers temps de ces grands empires, la France, l'Angleterre et l'Allemagne, alors que les Celtes, les Germains, les Francs et les Saxons s'y promenaient le fer à la 1864. TRENTE-DEUXIÈME ANNÉE. N° I.

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main, pillant les trésors de la vieille civilisation romaine, mais encore impropres à en fonder une nouvelle.

Une Exposition des Beaux-Arts appliqués à l'industrie offre donc un très-grand intérêt, car elle permet de constater avec l'état d'avancement de l'industrie, les progrès de la civilisation et du bien-être des peuples; tout ce qui a rapport à l'industrie est d'ailleurs si peu étudié en France, nous avons jusqu'à présent tellement négligé d'en faire entrer la connaissance dans nos études, qu'en acceptant la tâche de vous en entretenir, je vous convie, mesdemoiselles, à entreprendre avec moi une sorte de voyage vers un nouveau monde.

Il n'est pas sans intérêt, croyez-le bien, de secouer l'ignorance à laquelle nous ne sommes que trop accoutumés

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des origines de tant de choses qui frappent chaque jour nos yeux; qui nous entourent depuis notre enfance; qui servent à nos plaisirs, à nos usages les plus familiers, qui entrent dans nos modes et qui composent notre luxe ou notre élégance. Nous répétons, sans le comprendre, le vocabulaire du passé qui nous a été transmis dans notre enfance, et nous oublions, plus avancés en âge, d'en chercher l'explication, d'assigner aux mots leur valeur et leur

sens.

Nous avons tous joué avec des pantins, ce nom de pantin est resté le synonyme de danseur enragé, disloqué, furibond; pantin est un vrai martyr de la danse; il saute, il bondit, il obéit à la ficelle qui tire par saccades accentuées ses bras et ses jambes; il est sans trêve ni repos, personne ne s'est jamais enquis s'il possède un cœur et une cervelle, personne n'a

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jamais exigé de lui que des jambes et des bras; il s'agite et danse au commandement que vous lui en faites, de là vient qu'un homme sans volonté, sans consistance, sans cervelle et tournant à tout vent, est flétri du nom de pantin.

Eh bien, savez-vous, mesdemoiselles, quelle est la généalogie de ces pantins, dont vous vous êtes amusées, dont vos mères et vos grand' mères se sont amusées, et dont nos petits-neveux s'amuseront? Vous connaissez toutes, mesdemoiselles, la célèbre chanson de Pantin :

Que Pantin serait content!

S'il avait l'art de vous plaire!

Je crois inutile, par conséquent, de l'insérer ici tout entière, mais ce que vous ignorez sans doute, c'est l'origine de cette chanson et celle des pantins euxmêmes. Quelque singulier qu'il puisse vous paraître de commencer un voyage de découvertes dans le pays de l'industrie par l'histoire des pantins, cette petite anecdote aura son utilité, elle vous prouvera combien peu nous sommes au fait des choses les plus vulgaires, les plus ordinaires, de celles dont nous parlons sans cesse, que nous citons, et dont nous avons fait des proverbes. Je vous dirai bientôt l'histoire de la porcelaine, celle du cristal, du verre, du mobilier, de la tapisserie, mais commençons par nos jouets, par ces charmants compagnons de notre jeune âge, qui nous ont fait passer de si douces heures, qui nous ont procuré de si franches joies.

Dans le courant de l'année 1746, on imagina à Paris des joujoux, qui reçurent le nom de pantins, destinés d'abord à l'amusement des enfants, et qui servirent ensuite à amuser tout le public; c'étaient de petites figures faites de carton, dont les membres étaient séparés, c'est-à-dire taillés séparément et atlachés par des fils pour pouvoir jouer et remuer. Ces petites figures représentaient, en 1746, un arlequin, un scaramouche, un mitron, un berger et une bergère, et elles étaient peintes de toutes sortes de façons. Il y en eut de peintes par M. Boucher, peintre du roi Louis XV; d'autres furent exécutées en or et enrichies de diamants, d'autres encore furent émaillées. Il était de mode d'avoir chez soi des pantins ; il y en avait de pendus à toutes les cheminées des salons; puis, ces joujoux passés à l'état de bijoux, devinrent une parure; aucun homme, aucune femme un peu élégants ne purent se passer de pantins, ils en portèrent à l'agrafe de leur corsage, à la châtelaine de leur montre, à la boutonnière de leur habit, chacun eut pour son pantin une chanson particulière sur l'air connu de la chanson type :

Que Pantin serait content, etc.

Les poètes s'exercèrent à faire parler les pantins, à leur faire dire les plus jolies choses du monde ; les possesseurs de pantins chargèrent ces joujoux d'interpréter leurs sentiments ou les rendirent complices de leurs petites méchancetés et de leurs malices; Paris resta pendant près de deux ans sous l'empire des pantins; ils régnaient dans toutes les maisons, ils encombraient tous les magasins; à cette époque trèschantante, femmes, filles ou bébés, grands seigneurs, militaires, graves magistrats, petits-maîtres ou gamins courant par les rues et carrefours, ne chantaient que la chanson de Pantin.

Cette mode avait déjà, en 1720, exercé un furieux empire sur la badauderie française, mais elle avait vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un printemps; lorsqu'elle reparut, en 1746, elle vécut, je crois, deux printemps, puis elle mourut en dotant toutefois la langue française du mot pantin, que vous trouverez dans votre dictionnaire, le dictionnaire de Noël et Chapsal.

«Pantin, s. m. figure de carton peinte, que des >> fils mettent en mouvement. | Personne que l'on >> fait agir comme on veut; fam. | Personne qui a » une tournure gauche. | Personne qui gesticule ri>>diculement; fam. >>

Ainsi, mesdemoiselles, ce joujon, ce bijou, cel amusement de désœuvrés est devenu un mot de la langue française, un mot qualificateur, un mot d'un usage général, que nous employons tous et dont nous ignorons tous, comme je vous le disais tout à l'heure, l'étymologie.

D'où vient ce nom de pantins? Le Journal de Barbier nous donne seul son origine, encore le fait-il avec précautions, il hasarde une simple conjecture:

« Qu'est-ce qu'un pantin? Un bonhomme de carton qu'on fait danser avec des fils. Or, les filles et des garçons du petit village de Pantin, près Paris, ont eu pendant très-longtemps la réputation d'exceller à la danse, comme le témoignent ces vers d'une vieille chanson :

Ceux de Pantin, de Saint-Ouen, de Saint-Cloud,
Dansent bien mieux que ceux de la Villette,
Ceux de Pantin, de Saint-Ouen, de Saint-Cloud,
Dansent bien mieux que tous ceux de chez nous.

» N'est-il point permis de croire, d'après ces vers, que les petits bonshommes de carton ne se sont appelés des pantins que par allusion au talent que les habitants de Pantin avaient pour la danse? »

Or donc, mesdemoiselles, il est reconnu que tous tant que nous sommes, nous vivons dans une ignorance complète des origines des choses, même les plus proverbiales, des mots qui nons servent (de points de comparaison, ét que nous sommes les gens les moins curieux que l'on puisse rencontrer sur la terre. A qui d'entre nous n'est-il point arrivé de dire: Cet homme est un pantin? et nous ne pourrions expliquer d'où vient que ce nom a été donné à des remueurs infatigables de jambes et de bras.

A plus forte raison, si nous entrions ensemble dans l'Exposition des beaux-arts appliqués à l'industrie, et que nous voulions remonter à l'origine de chacun des objets dont elle se compose, serions-nous fort embarrassés; nous aurions en vain recours à nos dictionnaires, ils ne nous apprendraient rien, et si nous interrogions la plupart de nos professeurs, ils se verraient contraints de confesser qu'ils ne sont pas plus savants que nous. Nous voici dans la grande nef de l'Exposition: les porcelaines, les poteries, les cristaux, les bronzes, les bijoux, les porphyres, les marbres précieux, les tapisseries, les étoffes, les dentelles, des meubles, les papiers peints, les fers forgés ou fondus, les fleurs artificielles, les toiles unies ou damassées, les pierres dures gravées, les instruments de musique, les armes blanches et les armes à feu nous environnent, attirent nos regards, excitent notre admiration par le merveilleux de leur fini ou le luxe de leur décoration; tout cela brille, reluit,

ondoie ou chatoie à nos yeux; par lequel de ces produits commencerons-nous ?

Prenons, si vous le voulez bien, mesdemoiselles, celui dont l'usage est le plus ordinaire, celui que vous trouvez dans toutes vos maisons, sous mille formes différentes; occupons-nous de la porcelaine. Savez-vous d'où vient la porcelaine? quel peuple l'a le premier fabriquée, qui l'a baptisée de ce nom de porcelaine et combien d'années, combien de siècles il a fallu à la France, cette grande patrie de la civilisation moderne, pour parvenir à imiter la porcelaine, inventée par des barbares de l'extrême Orient?

Vous l'ignorez; laissez-moi vous le dire, cela est curieux et vous ne regretterez peut-être pas la demiheure que vous perdrez en me lisant.

La Gaule était encore une vaste contrée couverte. de forêts et habitée par des peuplades presque sauvages, lorsque les Chinois, oui, mesdemoise Hes, les Chinois, inventèrent la porcelaine; Paris se nommait encore Lutèce; les Druides offraient encore, dans les forêts, des sacrifices humains à leurs terribles divinités, nos ancêtres gaulois ne connaissaient que les vases faits d'une argile à peine dégourdie au feu; Lutèce ignorait Pékin, comme Pékin ignorait Lutèce ; sur les bords de la Somme, de la Seine ou du Rhône personne ne buvait de café, personne n'égayait ses longues soirées d'hiver en humectant son gosier de flots d'un thé brûlant et aromatique, comme c'est l'usage aujourd'hui.

Les recherches de M. Stanislas: Julien, notre savant sinologue, établissent pour l'invention de la porce→→ laine, la date de l'an 185 avant J.-C., et relatent un décret de l'an 583 après J.-C. rendu sous les Tch'in pour ordonner aux fabricants de confectionner des vases pour l'empereur et de les transporter immédiatement au palais; mais ce ne fut que sous la dynastie de Song, de 960 à 1278 ans après J.-C., que la porcelaine devint une poterie fine et acquit de la perfection.

La première mention qui ait été faite en Europe de la porcelaine est celle que l'on trouve dans un ouvrage sur la géographie, composé par l'Arabe AbouAbd-Allah-Mohammed-ben-Mohammmed-el-Edrisi, qui vivait en 1144 en Sicile, à la cour de Roger II. En parlant de la partie orientale de la Chine, il dit ceci : « Dans les pays que nous décrivons, il n'y a pas d'arts plus estimés que ceux de potier d'argile et de dessinateur,>» et lorsqu'il cite la ville de Sousa, il note que « l'on y fabrique le ghasar chinois, sorte de porcelaine dont rien n'égale la beauté. »

Le voyageur Marco-Polo, qui écrivait dans les dernières années du treizième siècle, cite la ville de Tingui « où se font escuelle de porcelaine, grant et petif, les plus belles que l'on peust deviser. »>

Lorsque lord Macartney, ambassadeur anglais en Chine en 1794, se rendait de Pékin à Canton, il s'arrêta dans un gros bourg de la province de Kiang-si, nommé King-te-tching, peuplé d'un million d'habi tants, où trois mille fourneaux allumés à la fois, cuisaient de la porcelaine.

La fabrication de la porcelaine, remonte donc, mesdemoiselles, à une haute antiquité et de tout temps elle fut très-répandue en Chine; cependant, et quelque réputation qu'elle eût acquise, il paraît certain que Charles VII est le premier de nos rois qui ait eu dans son trésor des pièces de porcelaine qui

lui avaient été envoyées en présent par le soudar d'Égypte et de Babylone.

François Ier en gardait quelques pièces, comme choses très-précieuses, 'dans son cabinet, au château de Fontainebleau ; les rois ses successeurs, à partir de Henri IV, se servaient de vaisselle de porcelaine de Chine; la mode prit bientôt non-seulement de la vaisselle, mais des vases, des potiches et même des magots; les grands seigneurs en encombrèrent leurs appartements; les rocailles, le style tourmenté, les dragons, les chimères triomphèrent par la porcelaine; dès 1664, il n'était si mince bourgeois qui ne voulût décorer son buffet de quelques grands plats ou de tasses de porcelaine de Chine; en 1664, onze bâtîments chargés de 44,943 pièces de porcelaine, arri vaient en Hollande, et le 4 octobre 1700, la Compagnie des Indes françaises faisait vendre à Nantes le chargement de l'Amphytrite composé de « 167 barriques ou caisses de porcelaine. »

Cette vogue universelle de la porcelaine suscita enfin, 1,849 ans après son invention par les barbares chinois, des industriels civilisés qui tentèrent de l'imiter; Claude Révérend, bourgeois de Paris, fut autorisé par Louis XIV, en 1664, « à contrefaire la porcelaine à la façon des Indes, mais ce n'était vraiment qu'une contrefaçon et non une imitation, car la porcelaine de Claude Révérend était faite avec du verre dévitrifié auquel il donnait la blancheur et la translucidité de la poterie chinoise. Jusqu'à la découverte en Europe des éléments qui composent la porcelaine de Chine, la porcelaine ne fut qu'une belle contrefaçon, une sorte de pâte d'émail connue sous le nom de pâte tendre; la manufacture de Sèvres, établie en 1756, se livra à cette fabrication artificielle et elle produisit de très-belles pièces fort estimées, qui atteignent aujourd'hui des prix fabuleux. J'ai vu payer 80,000 francs une paire de vases de moyenne grandeur, et font dernièrement une tasse à bouillon avec plateau et couvercle a été vendue 14,000 fr.

La páte tendre se raie facilement; sa fabrication est difficile et fort coûteuse, mais elle reçoit mieux la peinture et la décoration que la pâte dure qui lui est toutefois supérieure comme usage et qui est la véritable porcelaine inventée par les Chinois 185 ans avant J.-C.

Vous voulez savoir, mesdemoiselles, quelle est cette porcelaine véritable qui a reçu la qualification de pâte dure et en quoi sa composition diffère de celle de la pâte tendre; je vais vous le dire. La páte dure est composée de deux éléments principaux tirés des produits naturels : l'un argileux, le kaolin, qui est la terre à laquelle nous avons conservé son nom chinois, l'autre aride, fusible, le petun-tse, qui est le feldspath broyé.

Or, quoique le kaolin existât en Europe, personne n'avait encore su l'y découvrir, lorsqu'un maître de forges allemand, nommé Jean Schorr, au commencement du dix-huitième siècle, passant sur le territoire d'Aue, près de Scheeberg, remarqua que les pieds de son cheval entraient dans une terre blanche et molle; Schorr était un habile industriel, il prit de cette terre, la réduisit en poudre impalpable et la vendit à Dresde, pour remplacer la poudre à poudrer les cheveux et gagna beaucoup d'argent à ce commerce. Toute la ville de Dresde se servait de la poudre de Schorr, et il advint que le valet de chambre d'un chi

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